Enrique Uribe Carreno et les perdants magnifiques

L’universitaire strasbourgeois Enrique Uribe Carreño publie Trois comprimés par jour (éditions Do Bentzinger), un condensé de nos dérives contemporaines et urbaines, si humaines…

 

Enrique Uribe Carreño est arrivé à Strasbourg en 1985 pour traduire un ouvrage de théologie de la libération. Il a pris pied à cet effet chez les  Franciscains et finalement il s’est laissé adopter par l’Alsace. Depuis, sa traduction a paru… un septennat plus tard (La vie religieuse de Victor Codina et Noé Zevallos au Cerf en 1992) et il est devenu un praticien du récit court. Il anime un atelier d’écriture, dans le cadre de l’association Les Mots Arts, et publie un recueil de microfictions parfaitement bilingue – en espagnol et en français : « La littérature est un luxe, mais la fiction est une nécessité… »


Après l’Institut de Polémologie de Strasbourg et la Sorbonne (Paris III, 1990-93), il enseigne la langue et la civilisation hispanique à l’Institut de Sciences politiques et à l’ENA, assure la correspondance locale du quotidien El Pais.cr et croque ses contemporains avec une mordante empathie en une succession d’instantanés (instants tannés ?) qui jettent leurs brassées de lumières étouffées dans la grisaille de nos sociétés délitées…

 

Avec les perdants de ce monde…

 

Venu d’un village de Colombie, Enrique raconte volontiers qu’il est « le fils d’un chef indien parti avec le capitaine Achab chasser la baleine blanche » :

« Ma Grand-mère avait peur que son petit-fils adoré aille sur ce continent de sauvages où l’on s’entretuait entre habitants de nations voisines…Les Etats-Unis étaient  beaucoup plus proches de mon village mais pour y aller, il fallait avoir un tempérament de conquistador…Or, je ne me sens pas appartenir à l’univers des conquérants ou des gagnants… ».

L’Amérique n’était pas son El Dorado mais le Vieux Monde était sa Terre de la Grande Promesse et plus particulièrement la capitale du bien vivre et des droits de l’homme où il découvre une civilisation de haute culture et d’une irréprochable hospitalité : « C’est un privilège de vivre ainsi dans la gratuité de l’espace public comme dans les musées quand le monde entier est contaminé par une dogmatique du profit à tout prix et de la marchandisation généralisée… »


 L’art du conteur conscient du monde où il vit éclaire ces vies minuscules de perdants surtout quand elles crachent des flammes au bout de leur pinceau comme celle d’Alain Amed qui « rêvait depuis tout petit d’une voiture » - ou tous ceux qui, comme Graciano Garcia Fuensalida, Salvatore, Ernesto ou Erostia Alba passent sans avoir vraiment vécu, certains de ne pas même accomplir le Trop Peu si ce n’est par la pure soustraction d’un jour après l’autre…Assurément, la tentation d’exister n’est pas à la portée de tout le monde – surtout quand on regarde sa vie de l’extérieur sans la reconnaître…

 

Posologie : à prendre ou à jeter

 

Les microfictions sont un genre pratiqué en Amérique latine : « Je les écris très vite, à la main, et puis après je les retravaille à l’écran…ou alors je les jette. C’est une forme littéraire entre l’aphorisme à la Cioran et la blague à l’alsacienne. C’est aussi une manière de permettre aux lecteurs de passer les pages plus vite… »


Il y a quelque chose de la philosophie des Indiens Guarani dans la manière d’être d’Enrique et dans son rapport à la parole : « Chez eux, quand une femme est enceinte, on dit qu’elle a attrapé une parole…Les Guaranis croient à la puissance du Verbe qui active la guérison. L’écriture est une manière de prière. En France, on pourrait utilement remplacer 200 000 boîtes de neuroleptiques par la lecture de Rabelais ».


Petit-fils de brasseur, Enrique n’a pas manqué de relever les rapports entre bière et religion dans sa petite patrie d’adoption : « Mon grand-père brassait la bière appelée Kabulla (ficelle). Elle est devenue la Bavaria… Ma grand-mère aimait entendre la messe en latin et elle n’a pas apprécié qu’on la modernise en espagnol : au fond, elle aimait ne pas comprendre…Ici, je comprends que des familles de brasseurs descendent de prédicateurs de la Réforme et que des sites de production brassicole ont fait leur apparition dans les monastères…»


Pourquoi s’être lancé dans l’écriture de ce recueil ? Pour tenter de brasser un monde meilleur ?  « Je me suis demandé : qu’est-ce qui faisait mourir de rire les gens d’ici et qu’est-ce qu’il fallait leur raconter pour ça ? ».


Le rire de l’universitaire colombien est marqué par un sens du tragique ainsi que le révèle le choix de la citation de Juan José Arreola qui ouvre le recueil : « Attention, chaque homme est une bombe prête à exploser »… Ses récits distillent leur ironie corrosive dans l’effacement de chacune de ces vies perdues d’avance. Les personnages d’Enrique Uribe Carreno sont en état de guerre – souvent contre eux-mêmes -, rongés par leurs souvenirs pendant leurs heures vides, dévorés par cet éclat d’âme ou d’être qui tarde à percer sous le renoncement ou le reniement jour après jour – seule perce celui de la lame de la Grande Faucheuse qui va par la poussière des chemins. Le livre s’entrouvrirait-il sur un scintillement de cimetière ?


 Pour l’universitaire qui oppose son rire de résistance au désenchantement ordinaire, son livre est celui des dettes consenties de son plein gré : « C’est un livre collectif, car je me suis endetté auprès de tous ceux qui m’ont accompagné dans cette aventure, à commencer par mes traducteurs, Caroline Viard, Marta Boeglin , Antonio Werli et David Gondar et auprès de  tous ceux qui m’ont précédé en littérature … » Effectivement, il n’a pas lésiné sur les citations, de Balzac (1799-1850) à Federico Garcia Loca (1898-1936) – assurément, il y a des « bonnes dettes » qui ne dépossèdent pas de l’avenir et fondent une œuvre prometteuse.


Michel Loetscher

 

Enrique Uribe Carreno, Trois comprimés par jour/Tres comprimidos al dia, Do Bentzinger éditeur, 222 p., 20 €


Paru dans Les Affiches-Moniteur

 

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