Le labyrinthe de l’adolescence : "La Maison dans laquelle" de Mariam Petrosyan

L’éditeur bordelais, Monsieur Toussaint Louverture, à qui l’on doit nombre de projets éditoriaux aussi audacieux qu’ambitieux, à commencer par Et quelquefois j’ai comme une grande idée
de Ken Kesey, ou, plus récemment Vilnius Poker de Ricardas Gavelis, vient encore de prouver qu’il est l’une des plus courageux et des plus talentueux éditeurs actuels. Car avec La Maison dans laquelle de Mariam Petrosyan, Monsieur Toussaint Louverture a eu le flair d’offrir aux lecteurs francophones un texte inouï, d’une qualité littéraire et d’une richesse absolument stupéfiante, et ce, en dépit du défi que constitue l’édition et la publication d’un livre de près de mille pages.

     Certes, le texte est doté d’une genèse propre à lui conférer un statut légendaire – écrit et réécrit par son auteur pendant plus de dix ans, il est passé de mains en mains pendant une quinzaine d’années, jusqu’à ce qu’un éditeur moscovite tombe dessus et ne soit subjugué, à l’instar ensuite des lecteurs russes pour qui le livre est très vite devenu culte.

     Alors, de quoi s’agit-il ? Pour faire simple, d’une peinture ou plutôt d’une métaphore de l’adolescence, mais servie par un imaginaire foisonnant. La fameuse Maison est une espèce de pensionnat à l’architecture labyrinthique pour enfants handicapés, où le handicap est autant à prendre au sens strict que comme une image de l’incomplétude qui caractérise cet âge de la vie où l’on ne peut avoir accès à tout mais où l’on brûle de conquérir l’univers. Et cette Maison – oui, la Maison, pas sa direction ni son administration – édicte des règles qui donnent à l’existence de ses pensionnaires une dimension magique, mystérieuse, dangereuse et d’une richesse quasi inépuisable. Répartis en différents groupes – les Oiseaux, les Rats, les Faisans… – et affublés de sobriquets censés coller à leur essence, les habitants de la Maison s’y affrontent, y meurent, y font l’expérience de substances illicites, s’enthousiasment pour du rock, tombent amoureux… mais selon des lois accessibles aux seuls initiés tandis que d’autres tâtonnent, se heurtent à des énigmes indéchiffrables.

     Le lecteur lui aussi se trouve confronté à ces mystère. Pourtant, de même que la vie donne, à mesure qu’ils grandissent, certaines réponses aux adolescents, de même La Maison dans laquelle récompensera le lecteur de réponses à la plupart de ses interrogations. Sans que, d’ailleurs, dans le livre comme dans la vie, ces réponses soient forcément les mêmes pour tout un chacun. On mesure sans mal l’ampleur du tour de force. Mariam Petrosyan a réussi le prodige de tenir le lecteur en haleine comme la vie tient les adolescents en haleine, d’expériences et conquêtes, de défaites cuisantes et échecs, sans le support de cette quête simpliste qu’est la lutte du Bien contre le Mal et qui gangrène la plupart des romans consacrés à l’adolescence où il s’agit bien trop souvent d’une histoire de l’innocence perdue.

     Rien ne paraît en effet plus étranger au propos de Mariam Petrosyan que la perspective morale. Au contraire, l’auteur mène son affaire en artiste, dressant le portrait d’un âge où la vie est si intensément vécue que seuls l’art, les mystères et les sentiments violents sont dignes d’intérêt. En refermant cet immense ouvrage, le lecteur sait qu’il n’a pas eu affaire à une simple histoire, mais à une expérience existentielle. Il s’est tenu, le temps de sa lecture, aux portes d’un labyrinthe dont il a entrevu certains secrets et plus d’un, je fais le pari, sera tenté d’y replonger aussitôt.

 

Mariam Petrosyan, La Maison dans laquelle, traduit du russe par Raphaëlle Pache, Monsieur Toussaint Louverture, mars 2016, 954 pages, 24,50

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.