Le grand marin et le grand écrivain.

Combien ? À quelle fréquence en trouve-t-on ? Je veux dire : de bons livres. Le nombre de fois, en dix ans, où l'on rencontre une œuvre, à tout le moins un livre d'un grand écrivain, est-il si élevé ? - Eh oui... Bien sûr que non.

S'il fallait compter... ? Est-ce qu'en dix ans j'ai croisé la route de six ou sept vrais écrivains, grands, qui m'ont saisi dès la première page...? En y réfléchissant à deux fois, comme disent les sots, je parviens à les trouver ; et encore, j'ai honte d'en oublier quelques-uns, d'avoir évité de lire tel ou tel livre, et d'avoir abandonné en route certains auteurs qui n'étaient pas mauvais, loin de là...

Bon, vous allez penser : il revient du Salon du Livre, il est tout déconfit, dépité, rincé, et il a lu trop de mauvais romans (français & étrangers) ces derniers mois.

Oui : c'est vrai. Mais il y a aussi, derrière ce questionnement grossier dont je m'excuse auprès de mes trois lectrices (non, quatre : merci, Sara !), un constat inquiétant : 5 à 10 % des livres que je lis sont remarquables : je me souviens de ces livres. Je me rappelle le nom des auteurs : Peter Behrens, Lydie Dattas, Arnaldur Indridassón, J.M.G. Le Clézio, Edmond Louis, Cormac MacCarthy, Jacqueline Merville, Liz Rigbey, Lydie Salvayre, Anne Serre, et là, sur l'instant, j'en oublie certainement trois ou quatre qui méritaient d'être cités.

(Pour Agnete, Françoise, Guilaine, Maria, Michèle, et d'autres amies, je signale que j'ai

tout de même placé cinq femmes dans cette liste !)

Quant à celle que je viens de lire, là, c'est incroyable : dès la première page elle m'a saisi, emporté, pris dans ses rets et ensuite guidé, captivé, rangé dans sa bergerie, placé au fond de sa nasse avec les crabes et les « idiot fishes » !

Vous avez compris que je veux parler de Catherine Poulain. Son livre s'intitule, vous le savez : Le grand Marin.

Selon moi ce n'est pas un roman. C'est mieux que ça : c'est un récit. Elle raconte sa vie passée, enfuie de Manosque en Alaska, embarquée sur d'épouvantables engins de pêche et de mort, avec son propre sang qui se mêle à celui des gros poissons. La drisse, l'épissure, les chaînes, les machins qui remontent les trucs, non, faites excuse, les palangres, tout ça, elle l'a connu, Catherine Poulain, et bien connu : dix ans.

Il faut lire ces pages remarquables, ahurissantes, où elle se plaint d'avoir été renvoyée à quai, souffrant d'une blessure atroce qui aurait dû lui emporter la main si elle était normalement constituée. Mais ce petit bout de femme, « le moineau » comme disent les pêcheurs, « Lili » comme dit le skipper, cette femme minuscule, cette GÉANTE, s'est pourvue dès l'enfance d'un courage monstrueux, d'une belle pulsion de mort et d'une envie de vivre, heureusement pour nous, encore plus grande. Et la voici pleurant misère dans un hangar où on la laisse dormir, parmi les filets et les flaques d'huile noire : « Dans quelques heures les cris, la peur au ventre, les palangres qui filent vers les flots, le bruit, la vague et la fureur, comme un tourbillon dans lequel ce corps tendu ne s'appartiendra plus, mécanique de chair et de sang portée par la seule volonté de résister, cœur fou, embruns glacés, visage écorché par le vent, l'ancre finale du banc de ligne attendue comme une délivrance. Et le sang des poissons va ruisseler. »

Quelques lignes plus loin : « Et l'on va donner nos forces jusqu'à en tomber morts peut-être. Pour nous la volupté de l'exténuement. »

Lii, ou « le moineau » continuera, résistera, poursuivra avec l'acharnement des damnés.

Que l'on se rassure, si l'on n'aime pas la mer et la pêche, le « grand métier » comme disaient les Terre-Neuvas : il y a beaucoup d'autres choses dans ce livre. Il y a Jude, Steve, John, Jason, les gens du port, les serveuses qui font boutique leur cul, les vieilles Esquimaudes qui picolent, le skipper, le grand maigre, les… J'ai tellement de respect pour cette auteure, ce grand écrivain qui nous avait tant manqué jusqu'ici, que je ne veux pas déflorer le grandiose des dernières pages (« C'est l'heure John. ») ni tenter de résumer ce livre extraordinaire, incommensurable.
Qu'il me soit juste permis d'insister : lisez, lisez « Le grand Marin », et vous me bénirez : Cendrars et Giono ont désormais une héritière.

 

Catherine Poulain, Le grand Marin, éditions L'Olivier, 372 pages. 19 €.

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