Un « roman cathédrale » aux allures de pensum : Feu rouge de Maxim Kantor

Pompeusement sous-titré « roman cathédrale », ce livre a une conception narrative beaucoup plus simple qu’on ne l’aurait prévu, se proposant de nous raconter, entre un début où le vieil historien Salomon Richter agonise (bonjour, Faulkner !), et la fin où il expire, les mésaventures de trois générations de Richter, de Dechkov et de Kholine – personnages que l’auteur veut représentatifs à la fois de la population russe et du cauchemar sans fin qu’est la vie en Russie (du moins depuis 1917). L’explication globale de l’histoire russe nous est fournie dès le premier chapitre : « Il n’y a point de souveraineté populaire en Russie, mais il y a une volonté populaire. Et la volonté populaire revendique le pouvoir d’un satrape. » Il va de soi que parmi les personnages secondaires, on rencontre Staline et Poutine, celui-ci figurant dans le récit de manière anonyme, désigné par des périphrases.

     Kantor, qui n’est pas écrivain de métier, n’a manifestement pas le sens critique nécessaire pour s’apercevoir, avant d’achever un roman, que les pages de critique sociopolitique explicite, proche du pamphlet, dont il a entrelardé son récit sont inutiles et contreproductives ; au lieu de les réduire à quelques phrases, il les a multipliées. Il nous dicte, pour ainsi dire, ce qu’il convient de penser non seulement de l’histoire du pays, mais aussi de sa politique actuelle et future, avec une insistance qui finit vite par devenir exaspérante même pour un lecteur qui (comme moi) partage à peu de chose près ses opinions. Par malchance, Yves Gauthier, traducteur chevronné, n’a rien su faire pour donner à ce type de passages le ton satirique ou sarcastique qui aurait pu les rendre moins indigestes. Sa traduction, si elle comporte quelques trouvailles savoureuses, comme les appellations « Ukraigneux » et « Moscouilleux », s’avère par ailleurs franchement bâclée, abondant en russismes récurrents comme « gens d’art » (pour « artistes »), et même « gens des arts de la scène » (p. 277), quand ce n’est pas de tournures qui montrent que personne n’a (re)lu les épreuves, notamment : « pieds empaquetés dans des souliers » (p. 64), « En revanche, Par contre » (p. 126), « comme un chien dans sa chaîne » (p.167), « art dégénératif » (p. 200), « les yeux aux abois » (p. 287), ou de phrases telles que : « Alors, d’un autre village gelé, résonnait la réponse, quelque chose de glatissant » [sic !] « qui sortait d’un lointain coq efflanqué. » (p. 305).

     Beaucoup trop défectueuse, la traduction n’aide donc pas à se laisser entraîner par les histoires entrelacées des Richter, des Dechkov et des Kholine. Quand bien même certains épisodes parviennent à nous émouvoir, ce n’est jamais que de façon strictement épisodique, car l’auteur n’est pas assez habile pour savoir s’attarder sur le parcours d’un personnage autant qu’il faudrait pour le faire vraiment vivre dans l’esprit du lecteur. En faisant des sauts de puce d’un Kholine à un Dechkov, Kantor vous oblige à prendre des notes, si vous tenez à débrouiller leur sort – c’est dire si la lecture du roman tient de la corvée davantage que du plaisir. C’est bien dommage : mieux avisé ou bien conseillé, l’auteur (qui n’est pas dénué de talent) aurait pu produire, au lieu de cet énorme volume qui risque de vous tomber des mains dès les trente premières pages, un livre appréciable de dimensions modestes.

     C’est la première fois que j’ai l’occasion de commenter un ouvrage des encore jeunes éditions Louison. J’avoue être resté plutôt perplexe en découvrant qu’elles se sont ainsi nommées en hommage à la guillotine, qui orne (sous forme de dessin stylisé) le dos du volume, et qui est évoquée par tous les autres éléments de son graphisme. Est-ce voulu pour épater le bourgeois, comme on disait au XIXe siècle ? Et pourquoi avoir tenu à faire préfacer ce livre par Eric Naulleau, plutôt que par un russisant compétent ? Quoi qu’il en soit, je suggère à l’éditeur d’investir davantage dans la traduction et la correction : le contraste entre le luxe prodigieux de l’objet livre et le bâclage du texte est des plus malvenus.

 

Maxim Kantor, Feu rouge, traduit du russe par Yves Gauthier,  Louison éditions, novembre 2015, 749 pages, 29 euros

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2 commentaires

gong

Critique plus pompeuse que le livre auquel elle s' attaque et dont j'encourage la lecture. L'écho avec ce que nous vivons est saisissant et les points de vue suffisamment multiples pour donner à ce roman une dimension de réflexion politique passionnante.  Dommage d'être passé à côté. 

GossyROusseau

TTO est-il l'auteur du livre en question ? ce serait tellement amusant et lâche à la fois mais aussi d'un commun ! le web permet cet anonymat...