Peinture réussie de la grisaille : « Couteau tranchant pour un cœur tendre » de Maria Rybakova

Comme le suggèrent le titre et le sous-titre, franchement ironiques, ce roman est tout sauf sentimental. De fait, ses personnages sont tous quasi dépourvus de sentiments, chacun à sa manière. Dans la première partie, Marina, fille d’une concierge (et qui ne voit guère sa mère : celle-ci dort toute la journée, travaillant de nuit dans un hôtel) tombe « amoureuse » d’Ortiz, un Latino-Américain venu en URSS pour apprendre le russe. Les guillemets s’imposent, car de fait, ce qu’éprouve Marina relève du faute de mieux et de la manie plus que de l’amour : elle fixe son choix sur le premier venu qui lui semble pouvoir s’intéresser à elle, et persiste envers et contre tout, essentiellement par ennui et parce que rien d’autre ne saurait donner le moindre sens à son existence. En caractérisant l’héroïne, l’auteur nous fait bien comprendre que sa « passion » n’est que l’effet secondaire de la misère affective et du mépris de soi-même. Quant à Ortiz, il a pour particularité d’être une créature à demi fantastique : c’est un fleuve qui a pris récemment forme humaine ; il est donc à la fois plus et moins qu’un homme, étant fondamentalement inapte aux sentiments, qu’il apprend à éprouver petit à petit, tant bien que mal.

     Ne souhaitant pas éventer l’intrigue, j’en resterai là quant à la relation de ces protagonistes. Ce qui importe davantage que les péripéties, c’est la constance de la misère affective, qui se prolonge à travers les deux parties suivantes du roman, où Tikhon, le fils de Marina et d’Ortiz, occupe le centre de l’attention. Ce personnage semble inspirer à l‘auteur plus de sympathie que Marina, et il est dépeint de façon plus complexe, à travers le récit de diverses étapes de son enfance et de son adolescence. Ce récit permet à Rybakova de nous livrer en passant des aperçus à la fois volontairement flous et convaincants sur la vie en URSS, puis en Russie post-soviétique : en omettant les dates, les noms de lieux et le passage d’un régime à l’autre, la romancière fixe notre attention sur la persistance d’une vie morne, dépourvue d’espoir ou de but, placée sous le signe du conformisme qui s’impose plus ou moins à n’importe qui, comme s‘il n’y avait pas de direction concevable qu’on puisse prendre en dehors du courant général : même la prostitution ou la délinquance font l’effet de conformismes minoritaires, ou – en d’autres termes – de versions à peine différentes, anecdotiques, d’une grisaille généralisée.

     C’est là la grande réussite du roman : le lecteur perçoit très concrètement cette grisaille et l’atonie omniprésente. Mais c’est là aussi que le bât blesse : Rybakova fait comme si rien ne pouvait exister, même dans un pays exotique, qui vous fasse sortir de l’atonie et du désert affectif autant que mental. De façon significative, son Ortiz – l’homme-fleuve – reste un personnage quasi dépourvu d’intérêt, malgré son aspect surhumain ; et la seule alternative que le roman propose à la grisaille n’est autre que la mort. Même si l’ensemble du récit est convaincant, une telle vision du monde me semble trop limitée pour être satisfaisante. Et l’on comprend mal que la critique russe ait assimilé ce livre au courant du « réalisme magique » (comme nous l’apprend la traductrice dans sa préface) : sa démarche est, de fait, à l’opposé, revenant à transformer même les éléments  surnaturels en quelque chose de tristement étriqué. La comparaison qui s’impose, c’est plutôt celle avec certains contes d’A.S. Byatt – le modèle probable de Rybakova -, où règnent de même le manque de perspectives réjouissantes, l’atonie et l’accablement.

     Quant à la traduction, plutôt bonne, elle n’en comporte pas moins, par endroits, des formules incongrues et des fautes de français (« lancer » au lieu d’« élancer », p. 58, « se rappeler de », p.61, « la manche du couteau », p.79, « s’était achetée une petite télévision », p.89, le subjonctif employé après le verbe « espérer » et manquant dans certaines constructions qui l’exigent…) qui auraient dû disparaître avec une correction plus attentive. Enfin, j’ai été abasourdi de découvrir à la page 212, dans la rubrique « A paraître aux éditions le Ver à soie », l’annonce d’un poème illustré de Charles « Beaudelaire ». Pourvu que cette vilaine faute n’apparaisse pas dans le livre à venir !

 

Maria Rybakova, Couteau tranchant pour un cœur tendre (Roman tango sur l’amour passion et la jalousie meurtrière), traduit du russe et préfacé par Galia Ackerman, éd. Le Ver à soie, janvier 2016, 213 pages, 18 euros

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