" Juger " un écrivain que l'on connaît...

                   

" Juger " un écrivain que l'on connaît : pas facile.

 

Pour les 3 lectrices qui m’ont suivi jusqu'ici, et pour les innombrables lectrices et lecteurs qui ne la connaîtraient qu’à peine, je rappellerai que Jacqueline Merville est l’un de nos plus grands prosateurs, l’une des plus grandes auteures (comme elles disent) de notre époque, et depuis 1987, et j’ai sans doute été parmi ses premiers lecteurs : j’ai lu La Ville du non, aux éditions des femmes, paru en 1986… et depuis, par une sorte d’absurde fidélité qui me caractérise, j’ai lu tous les livres de Jacqueline Merville, y compris ses plus introuvables publications poétiques, artistiques (elle est peintre, aussi), autobiographiques, dans la mesure où elle a souvent eu la bonté de m’offrir l’un de ses livres, ou de m’indiquer où je pourrais avoir une chance de les trouver.

Parfois, vingt ans plus tard, je la priai de m’offrir une dédicace pour un livre dont elle avait omis de me signaler l’existence et que j’avais acquis à prix d’or chez X ou Y (insérez ici le nom de votre libraire parisien le plus exigeant, style Nicaise, boulevard Saint-Germain).

Pour mes 3 lectrices fidèles et pour celles ou ceux qui n’ont pas suivi les publications de Jacqueline Merville durant ces 30 dernières années, je dirai donc qu’elle est un écrivain indispensable. Dans mon grotesque et peu indispensable Panthéon personnel, je la situe entre Sylvia Plath et Marina Tsvetaeva (oui, tout de même !) et je place ses 28 livres à côté de ceux de Lydie Dattas et ceux d’Anne Serre, avec peut-être, juste en-dessous, Camille Laurens (pardon, Camille !) et Annie Ernaux (excuse-moi, si faire se peut, Annie !).

...

Qui c’est, ce mec ? diront certaines.

Eh bien, je suis un écrivain qui est curieux de ses contemporaines. J’aime lire les livres de mes consœurs ; de mes confrères aussi : je ne ressens plus, depuis belle lurette, la moindre jalousie (!) ; et lorsque j’ai appris que Jean-Marie Le Clézio avait obtenu le prix Nobel, j’ai été heureux pour lui, intensément. Si Jacqueline Merville obtenait le prix Nobel (qu’elle mérite : lisez un de ces jours The black Sunday – 26 décembre 2004 publié aux éditions des femmes en 2005 : vous verrez l’ampleur de cette femme et de cet écrivain)… si donc elle recevait – ou daignait recevoir– le Nobel, je serais heureux.

C’est vous dire si je suis gêné, là, maintenant.

Car le dernier livre de Jacqueline Merville ne me plaisait pas assez, au départ : il m’intéressait, parfois m’obligeait à réfléchir, à relire, à méditer, mais… je n’y retrouvais pas, dans les 46 premières pages, le souffle puissant de l’auteure, la conviction, la force que j’ai toujours goûtées dans ses autres livres. Et puis, vers les pages 47-50, je renoue avec l’extraordinaire prosatrice que j’ai connue : j’insiste sur ce mot (prosatrice), car ici elle écrit sous une forme poétique qui n’est pas si loin de la prose ni de la poésie en prose : Duras corrigée par Raphaëlle George !

Oui, je sais. Vous ne lisez plus ces auteures… Tant pis. Je me dois d’essayer.

Je citerai ici ce qui m’a fait changer d’avis :

« Et si mort il devient

Où défaire les nœuds ? »

Ici, dans ce petit livre de 100 pages, Jacqueline Merville règle ses comptes avec les figures du père, le nom du père, et surtout la langue infecte du père, cette langue qui nous a fait, et depuis longtemps, prisonniers.

... Le père a eu une femme, ou en tout cas, il a possédé de la femme, il l’a peut-être brusquée, malmenée, et demeure désormais le souvenir de ça :

« avec nos cerceaux de la langue

se souvenant

        des grandes Vivantes

        du parfum des baigneuses

        du ventre des baleines

        des mains d’Antigone »

Et Jacqueline Merville en a sûrement subi les conséquences. Il faudra se forger « une langue que personne ne pourrait tuer » ; on le sait (chacun et chacune), cela n’est guère facile. Emmurée dans le silence qui lui a été imposé, Jacqueline Merville a dû se construire la force de sortir et de bâtir sa propre langue, puis d’écrire, d’assembler les mots qui étaient pour lors conservés dans une croûte, une gangue, un moulage qui était la matière-père ; il n’y a pas d’autre matière dans nos sociétés ; les fils aussi s’y frottent. Mais nous, les garçons, nous n’avons pas besoin, comme elle, de « chercher une syllabe coupant le nom ».

Je vais arrêter là : je sens que je vous fatigue.

... Il est tout de même étrange que Jacqueline Merville, avec si peu de mots et cent pages, parvienne à nous obliger à nous interroger sur la langue que nous utilisons, avec souvent une inconscience si radieuse.

Enfants que nous sommes !

«  sang que de sa mère on se voudrait »… :

la terrible souffrance des mères et l’oppression d’une langue, non pas paternelle, mais d’une langue qui fait de nous des pairs des tyrans, de futurs pères, est ici prise en compte. Plus aucune trace de la mère. De la langue maternelle ?

Une fille a voulu visiter ce territoire. Tout compte fait, ce n’est pas rien.

 

Jacqueline Merville, Ces pères-là, éditions des femmes Antoinette Fouque, décembre 2015. 16 €.

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