Lem le maudit, note sur La Grande Eau de Živko Čingo


Comment sauter au cou d'un auteur mort ?


Et qu'aurions-nous à dire sinon merci ? Un merci encore tout chaud et palpitant, ému, un peu lyrique sans doute, et qui dirait d'un mot notre éternelle reconnaissance.


Que je sois maudite, ce livre-là s'échange contre des tonnes.


Nous ne savons rien du mage Živko Čingo, sinon qu'il fut macédonien et que son texte La Grande Eau est doté d'une rare puissance, et qu'il se lit en tremblant.


On peut encore lire en tremblant.


Cette infernale féerie narre les années d'enfermement – les siècles dirait Lem – de pauvres gosses perdus dans les années d'après-guerre. Reclus dans un orphelinat sinistre au règlement totalitaire (je n'ai pas le souvenir d'un autre endroit où l'enfance meurt si rapidement, écrit Lem), séparés du monde par un infranchissable mur qu'ils ne cessent d'interroger, soumis aux rigueurs du climat comme aux agissements cinglés d'éducateurs brutaux, privés d'amour et d'attention, les orphelins arpentent la cour comme des ombres et s'échangent à la sauvette des bricoles.


Ils ressemblaient plutôt à des oiseaux en cage auxquels de vilains garnements auraient coupé les ailes, dit Lem. Petites vies mutilées en somme.


Cependant il y a Isaac, fils de Keïten, un enfant moche, le plus moche de tous, grand, maigre, courbé comme un bâton de saule, or Isaac est un voyant. Isaac est un voyant hilare. Une espèce de grande courge mal peignée et thaumaturge, qui par la vertu de son rire, d'un clin d’œil ou d'une main posée sur l'épaule, livre passage au rêve et rend sensible à l'appel de la Grande Eau.


Chère eau ! Le soleil du soir s’était couché sur les vagues, s’était donné à elles. Imaginez un peu : fil par fil, il se dénoue de la pelote dorée du jour. A cet instant, la Grande Eau ressemble à un énorme métier à tisser qui tisse lentement, sans faire de bruit. Par une voie secrète, tu vois, tout cela se transporte sur le rivage. Que je sois maudit, même les arbres et les oiseaux descendus sur leurs branches s’étaient mis à tisser ; des filets dorés, comme ceux des araignées, flottent sur la grève. Des nids étonnants, je le jure. On dirait que la même chose arrive aussi aux hommes qui, saisis d’une émotion bizarre, apparaissent et disparaissent derrière les fenêtres fermées. Que je sois maudit, comme s’ils avaient peur de les ouvrir. Mais leurs regards les trahissent, on voit tout en eux, l’eau est rentrée en eux et les a pris… Tout, tout s’est transformé en un énorme, un étonnant métier à tisser qui tisse sans cesse et sans fatigue. C’est ainsi que le ciel frémissant du sud s’ouvre petit à petit au-dessus de nos têtes. Des milliers, d’innombrables petites veilleuses s’allument sur le firmament du sud. Et vous avez l’impression que l’eau n’attendait que ce moment, vous l’entendez s’élancer bruyamment. Elle est partout à ce moment-là, que je sois maudit, sa voix domine tout, elle règne alentour. Oh, cette vague douce ! Je le jure, c’était la voix de la Grande Eau.


Puissance du rêve, puissance des mythes de contrebande. Puissance de la Grande Eau. Puissance de la vie bonne, chaude, pulpeuse et rayonnante. Puissance du chant et de la danse. Puissance des liens.


La Grande Eau est une manière de chant d'amour. On peut encore trembler en entendant des chants d'amour.


On ne dira pas ce qui surgira de cette rencontre entre Lem le narrateur et Isaac fils de Keïten. On ne dira rien des drames ni des transes. Il faut lire cette prose merveilleuse, incantatoire, proliférante, onirique et sauvage comme les fièvres de l'enfance.


Chaque fois que je vois des oiseaux affalés, des hommes en sang, une eau brûlée, des incendies, des champs dévastés, morts, des villages abandonnés, désertiques, des routes vides, un éclair blanc et court, un signe de sécheresse, des hommes en rang, que je sois maudit, à ce moment-là je pense que deux êtres se séparent.


Louée soit la traductrice (Maria Bejanovska), loué soit l'éditeur, passeurs du livre fabuleux (ainsi qu'il en circule chez Bruno Schulz ou Volodine) ; merci au mage s'il entend.


Coco Patraque


La Grande Eau, Živko Čingo

Le nouvel Attila, 2016


Sur le même thème

1 commentaire

gfjhrsg

Merci pour cette belle note de lecture.