Moura, la Mata Hari slave

                   

Résultat de recherche d'images pour "moura la mémoire incendiée"Aristocrate d’origine russe et égérie trouble des grands hommes de son temps, Maria Zakrevskaïa (1892-1974) a eu plusieurs vies sous plusieurs noms… Bref, tout un roman russe qui a inspiré écrivains et cinéastes – et dernièrement Alexandra Lapierre qui, au terme d’une longue recherche universtaire, lui refait le portrait avec son talent de romancière…

 

Lorsque le célèbre romancier Herbert George Wells (1866-1946), invité en 1919 à une séance du soviet à Petrograd, rencontre la jeune Moura chez son confrère Maxime Gorki (1868-1936), il se sent aussitôt terrassé par sa beauté et subjugué par sa classe ainsi qu’il le relate plus tard : « Elle donnait l’impression de défier le monde. Non seulement de l’affronter mais de le diriger ».

La jeune fille est l’intendante et la muse de Gorki, qui lui dédie son dernier roman en quatre volumes, La Vie de Klim Samguine... A la demande de Wells, elle est officiellement « attachée à sa personne » comme interprète. L’auteur de La Guerre des mondes a le double de son âge mais il en fait son « épouse hors mariage » …

Avant, Moura avait déjà eu plusieurs vies, dont une à la cour du tsar et une autre en Russie bolchévique. Mais le monde d’avant est mort …

 

La « Dame de fer »…

 

Moura naît Maria Ignatievna Zakrevskaïa, petite dernière de quatre enfants, en 1893 à Saint-Pétersbourg, au foyer  du sénateur Ignace Platonovitch Zakrevski (1839-1906), l’un des plus puissants propriétaires fonciers d’Ukraine, et de Maria Nicolaïevna Boreisha (1858-1919).

Ses parents lui dispensent une éducation brillante et lui offrent le meilleur de Saint-Pétersbourg. En 1911, ils l’envoient étudier en Angleterre, sous la garde son demi-frère Platon Ignatiévitch Zakrevski (1880-1912), alors conseiller à l’ambassade russe à Londres – il est le protégé de l’ambassadeur, le comte Benckendorff (1849-1917), dont Moura épouse l’un des fils, Ivan Alexandrovitch Benckendorff (1882-1919).

Le jeune couple a deux enfants, Paul (1913 -1998) et Tania (1915-2004), et se partage entre Saint-Pétersbourg et le château familial de Jendel (aujourd’hui en Estonie) où Ivan est assassiné par ses paysans. La jeune comtesse Beckendorff appartient à un monde voué à la disparition depuis la Révolution d’Octobre et louvoie entre les maîtres d’hier et ceux du jour. Son appartement de Saint-Pétersbourg, devenue Pétrograd, est réquisitionné par le Comité des indigents pendant qu’elle se remarie avec le baron Budberg (1896-1972) qui s’éclipse aussitôt en Argentine.

En pleine guerre civile, la jeune baronne rencontre Robert Bruce Lockhart (1887- 1970), « agent spécial » britannique envoyé pour « empêcher la Russie de conclure une paix séparée avec l’Allemagne ». Ils ont une liaison passionnée jusqu’à l’arrestation de Lockhart, accusé d’avoir comploté pour assassiner Lénine (1870-1924), blessé le 30 août 1918 de deux balles tirées par la « socialiste-révolutionnaire » Dora Kaplan. Moura obtient la libération de son amant, probablement au prix d’un « marché » avec le président par intérim de la Tchéka (1), Yakov Christoforovitch Peters (1886-1938) – il est échangé contre l’agent Litvinov (1876-1951), alors emprisonné en Angleterre (2).

La jeune baronne et comtesse entre au service de Gorki, qui dirige les éditions de la « Littérature mondiale », rattachées au Commissariat du peuple à l’Instruction publique – les temps sont archi mûrs pour « gagner sa vie »  …  Il l’appelle sa « Dame de fer » et l’installe chez lui, comme traductrice. Là, elle rencontre Wells, hébergé à la même adresse lors de son séjour à Petrograd – les bons hôtels étaient rares. La  Tchéka aurait-elle encouragé sa relation avec le socialiste fabien Wells ?

Elle revoit Lockhart à Berlin, Prague, Zagreb, Belgrade ou Vienne : il lui fait savoir où et quand il s’y trouverait – pour Gorki, elle allait « voir les enfants » - ou Kerenski (1881-1970), le dernier chef de gouvernement russe avant les bolchéviques…

Banquier d’affaires devenu journaliste en vue à l’Evening Standard, le quotidien de Lord Beaverbrook (1879-1964), tout en demeurant membre du Political Intelligence Departement du Foreign Office, il renoue par Moura avec la réalité russe. Son livre, Mémoires d’un agent britannique en Russie (1932), connait un grand succès et est porté à l’écran par Michael Curtiz (1886-1962) sous le titre Un agent britannique (1934), avec Leslie Howard (1893-1943) dans le rôle de Lockhart et Kay Francis (1905-1968) dans celui de Moura.

Grâce à Wells, Moura devient « consultante » pour les producteurs Alexandre Korda (1893-1956) et Arthur Rank (1888-1972) – elle est déjà agent littéraire pour Gorki et  joue un rôle actif au Pen Club présidé par Wells, intriguant pour que les écrivains russes émigrés n’y soient pas admis…

Les bolchéviques la tiennent pour un agent secret de l’Angleterre, les Anglais pour une espionne de Moscou et les Estoniens pour une espionne soviétique. En France, les émigrés russes pensent qu’elle travaillait pour l’Allemagne… Pendant la Seconde guerre mondiale, elle est « l’œil du Foreign Office » à La France libre, le mensuel créé à Londres par André Labarthe (1902-1967) auprès du général de Gaulle, tout en travaillant aussi au service français de la BBC. Figure  incontournable de la vie culturelle, elle tient salon et table ouverte durant trois décennies, recevant le meilleur de la société britannique. Editrice, elle fait publier en anglais le premier roman d’un jeune aviateur français avant qu’il ne sorte à Paris – c’est l’Education européenne (1945) de Romain Gary (1914-1980).

Wells, à sa mort, lui laisse à peine de quoi soutenir son train de vie… Sa taille s’épaissit après guerre, proportionnellement à son pouvoir d’influence – son grand sac noir, bourré de manuscrits, dissimule aussi une bouteille de vodka…

Le 2 novembre 1974, le Times de Londres annonce son décès par une nécrologie intitulée Un leader intellectuel qui s’achève en suggérant une descendance en droite ligne de l’impératrice Elisabeth Petrovna (1709-1762) – mais on a tant prêté à celle qui a fini par se perdre de vue…

En près de 700 pages bien enlevées, Alexandra Lapierre rend à cette femme puissante, toujours aimantée par son dépassement, toute son épaisseur humaine, sa densité aventureuse et jusqu’à sa souveraineté sur elle-même.

 

  1. La Tchéka, commission panrusse extraordinaire de lutte contre la contre-révolution et le sabotage, créée en décembre 1917 par Felix Dzerjinski (1877-1926)

  2. Maxime Maximovitch Litvinov deviendra commissaire aux Affaires étrangères (1930-1939)

 

Alexandra Lapierre, Moura, la mémoire incendiée, Flammarion, 734 p., 22,90 €

 

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