Tout un monde va brûler

À la fin du XIIIème siècle, alors que Philippe le Bel le perfide prépare la chute de l’Ordre du Temple, nombre de chevaliers ont déjà préparé leur fuite afin de préserver l’immense fortune de l’Ordre et surtout ses secrets. Parmi eux, nous suivons le chemin d’un jeune Templier, Tristan de Laudrana, qui a été chargé de diverses missions par « le Secret », c’est-à-dire l’organisation qui préside en sous-main aux destinées de l’Ordre, tandis que le nouveau Grand Maître, Jacques de Molay soi-même, en est tenu à l’écart. Auparavant moines et soldats, les Templiers ont été chassés de Jérusalem après avoir protégé les Croisés : « Nous qui avons été créés exclusivement pour œuvrer en Terre sainte, nous y avons tout perdu. Tout. Nos forteresses, ceux que nous secourions, nos frères, les Francs… Le mot de désastre est faible pour décrire une telle situation. Mais celui de déroute ne convient pas car nous, templiers, restons invaincus. »

   Après s’être repliés à Chypre, le noyau dirigeant de l’Ordre du Temple prépare l’élection du nouveau pape, celui qui sera choisi après de longs combats fratricides entre évêques et qui règnera sur l’Église sous le nom de Boniface VIII. Nous assistons aux tractations entre le Pape et les Templiers, nous voyons comment Boniface cherche à circonvenir « l’insaisis-sable » Philippe-le-Bel, « vipère sourde », afin de récupérer les fonds importants qu’il tire des églises de France. Nous voyons les hommes de l’Église et les sbires du roi ourdir tous les complots imaginables. Et bien que cela relève d’un temps très ancien, nous sommes fascinés par les luttes intestines et les plans de bataille qui ont animé les puissants de la France et de l’Église à cette époque.

   C’est sans aucun doute le grand mérite de Jean Haechler que de restituer ces complots et ces aventures sans nous ennuyer : nous courons sur les traces de Laudrana, qui fait enfouir des barres d’argent sous le fond vaseux d’un étang, qui a recours à des pigeons voyageurs afin de transmettre ses messages et qui utilise la flotte de navires la plus rapide de son temps : les vaisseaux du Temple. Nous apprenons quantité de choses sur la vie dans le sud de la France au XIIIème siècle, sur les règles strictes qui ordonnaient la vie des Templiers, sur les amours cachées d’un chevalier au grand cœur, et nous nous surprenons soudain à dévorer un roman historique de belle ampleur, alors que nous pouvions craindre de survoler un tissu d’ennuyeuses redites.

   On sait en effet que de nombreux ouvrages ont déjà été consacrés à la fin de l’Ordre du temple, à l’attentat d’Anagni fomenté par Philippe-le-Bel contre Boniface VIII, aux hésitations du nouveau pape qui lui succédera en ce qui concerne la condamnation définitive de l’Ordre que ne cesse de lui réclamer Philippe… et ici, nous sommes conviés non pas à suivre des « templiers » fort éloignés de nous, mais à comprendre des hommes qui se posent des questions brûlantes et qui sentent qu’un monde ancien va disparaître. La chevalerie, l’ordre qui composait une « militia Christi » faite de moines-soldats, l’ensemble des forteresses qui protégeaient la Chrétienté, tout cela va s’effondrer peu à peu : le fracas effrayant de cet effondrement résonne dans ce livre. Vers la fin de notre lecture, nous voici tout surpris, étonnés, pantelants : quoi ! Ces hommes ont donc vécu tout cela ? « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », écrivait Paul Valéry dans sa Crise de l'Esprit en 1919…

    Jean Haechler est certainement un grand historien – il a soin de sous-titrer son roman : de la chute de Saint-Jean d’Acre - 1291, à l’attentat d’Anagni - 1303… mais il est avant tout un prodigieux conteur. Déjà, il nous avait fascinés par son érudition dans son ouvrage le plus célèbre, L’Encyclopédie, les combats et les hommes. On avait pu comprendre sa grande attention portée au rôle des femmes au XVIIIème siècle, dans Le Règne des Femmes 1715 – 1793. On avait savouré son vaste portrait du Prince de Conti (2007) et l’on attend son prochain ouvrage consacré à l’étonnant Grimod de La Reynière, dans lequel beaucoup de savants n’ont perçu qu’un gastronome... Jean Haechler vient en tout cas de nous entraîner, avec ses Templiers, dans un Moyen-Âge qui vit et qui brûle.

 

Jean Haechler, Les Templiers. L’ultime Dessein, éditions Atlantica. 577 pages. 25 €.

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