Gothique sanguinolent

                

   Inquiétante étrangeté : c’est l’antique expression freudienne qui vient à l’esprit lorsqu’on déguste le roman de Christian Wasselin. L’auteur ne nous a pas pris en traître : en sous-titre, il a écrit : « roman assez noir », ce qui s’avère tout à fait exact. L’intrigue – mais faut-il ici parler d’intrigue – est compliquée, insolite, et semble peu à peu n’être composée que d’une manière de dentelle, en laquelle seuls les éléments du décor seraient dignes d’attention : nous suivons certainement les décors, davantage que les personnages. L’atmosphère est gothique à souhait ; régions du Nord, manoirs, douves, « pas mal de brouillard », Opéra de Lille, « fox-trot », bas de soie et lieux « vétustes », marécages, puis au milieu de tout cela : meurtres, meurtres et meurtres. Très loin du roman policier, ce roman noir s’aventure plutôt sur les terres du fantastique flamand ; on pense à Jean Ray et à Malpertuis, à Claude Seignolle et à sa Malvenue, ce qui tout compte fait est un beau compliment ; car le style est superbe, grouillant de parodies, enlevé, tantôt grandiose, tantôt moqueur : « Marguerite garda son calme. Elle avança dans les fleurs folles qui surgissaient du talus, là où s’était échouée la camionnette. Elle entendait le son étouffé de la radio qui diffusait Night and Day, qu’elle ne reconnut pas. Elle donna l’ordre à la roue de s’arrêter en imitant le geste d’une fée. Le caoutchouc du pneumatique lui noircit l’intérieur des doigts de la main. »

   Des bobines de film ont été volées, un grand collectionneur, artiste raté sans doute, ourdit un vaste complot pour les récupérer ; de méchants notables et hommes politique s’en mêlent ; on tue des femmes : actrices, chanteuses, figurantes, tout y passe. On les viole, également : « Les bijoux qui la paraient encore ressemblaient à des pendants mortuaires. Sa robe blanche décolletée laissait voir des épaules telles qu’on ne peut qu’en rêver, des seins comme des soleils qui n’en finissent pas d’essayer de se lever. Béatrice était prête à s’effriter par le front, par les joues, par les lèvres et par les cils, laissant provisoirement intact le reste de son corps. » Dans ce capharnaüm inquiétant, aucun personnage ne se distingue réellement. C’est l’ensemble de la scène de ce théâtre de la cruauté que nous percevons, et le moindre détail des décors prend alors une importance extraordinaire, comme si l’auteur tenait sous nos yeux une loupe.

   Cependant l’auteur nous promène : Saint-Omer, « forêt de Phalempin », souterrains secrets de la mairie de Lille… Par moments nous avons l’impression qu’un guide touristique se divertit à nous égarer, afin de mieux nous replonger dans des péripéties inquiétantes, fascinantes, sanglantes. De délicates musiques accompagnent nos déplacements, depuis « le langoureux Lovely to look at » jusqu’au violon sautillant d’Hora staccato (Grigoraş Dinicu, 1906), sans oublier « Debussy, Duparc » et nous nous étonnons quelque peu : en dépit de ces belles musiques, de ces décors sublimes ou grotesques, la noirceur et le sang auraient donc triomphé ?

    On osera peut-être dire que l’on attend l’auteur au tournant de son prochain roman : se résoudra-t-il à accepter sa propre féminité et à cesser de zigouiller des femmes ? Fera-t-il triompher le théâtre, l’opéra, le chant ? Et tel l’un de ses personnages, fera-t-il « imprimer à l’encre sympathique sur ses professions de foi (sic) » un « célèbre adage… » ? Cette fois-ci, dans ce roman, c’est le « (sic) » qui a pris toute la place.

 

Christian Wasselin, La Chouette effraie, Les Soleils bleus Éditions 2016. 396 pages. 22 €.

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