Le souffle puissant d'Alexis Ruset

 

Le « petit berger », le nabot, celui qui est « né difforme comme Vulcain » – que l’auteur laissera pour toujours innommé –  ne veut pas subir la haine de ses congénères. Il part, il court sur la ligne bleue des Vosges, trouve refuge dans une famille où on ne lui veut aucun mal. Il va s’occuper des bêtes, de son bouc entre autres : bête de tragédie, émissaire déjà sacrifié (du grec, le mot tragos, peau de bouc, a donné chez nous le mot tragédie). Il va parler avec le père, Joseph, avec Léa, sa fille, et Octave, le frère de celle-ci, jeune forgeron beau comme un athlète, ou peut-être un Atlas. Coq de village ? À peine. Homme déjà mûr, bientôt chair à canon…

Les vrais coqs, eux, sont décrits brillamment : « Le coq des sœurs Jacquot le réveilla avant l’aurore. C’était un vieux coq cacochyme qui manquait de coffre et n’arrivait jamais au bout de ses cocoricos, toujours coincés dans son gosier à mi-parcours. » Ah, voici le genre de phrase que je donnerais à analyser dans mes ateliers d’écriture ! La métaphore vivace, l’allitération qui claque, le rythme de la phrase, tout y est. Or, et l’on veut ici rendre sincère hommage à l’auteur, tout au long du roman ce style ample, maîtrisé, mû par un souffle puissant, ne fait jamais défaut.

La campagne, toutefois, est évoquée simplement. Les monts des Vosges aussi, et surtout la guerre, la terrible guerre qui va surgir en ces lieux frontaliers : nous sommes en 1914. Le vétérinaire du village, notable bouffi d’orgueil et de pinard, ne supporte pas que ce nain fâcheux vienne lui chiper sa clientèle et guérisse à sa place bestioles et humains. Il complote contre le « petit homme », et à sa suite nombre des miséreux qui peuplent ces hameaux. Dans ce roman, l’évocation du mal, de la haine et de la guerre est proprement formidable : « … la mort triomphante, dont le squelette géant dominait les champs de bataille, rasant de sa faux et moissonnant chaque jour les existences par milliers. […] Qu’il tuât des hommes pour rester vivant ne lui suffisait pas, c’était mal la servir. Il fallait qu’il prît plaisir à jouer avec elle à un jeu mortel et qu’il mourût de ce plaisir. La rage qui l’habitait quand il partait à l’assaut, la férocité qui l’animait quand il fondait sur l’ennemi, étaient des poisons efficaces. Ceux qu’il sabrait étaient les assassins de Joseph. Ceux qu’il écrasait sous les sabots de son cheval étaient les bourreaux du martyr. Il savait que cet emportement furieux le mènerait un jour à sa perte. » En réponse au meurtre de son père et du « petit », le forgeron se vengera. Mais comment ? Ici, rien n’est jamais acquis, le destin d’un homme n’est pas toujours celui qu’on imagine, même si la mécanique tragique s’y déploie comme dans un roman noir. Nous trouvons çà et là des ruisseaux qui courent sur des tapis herbeux, à table « le lapin en sauce et la meurotte », et non loin d’un moulin on voit « la roue moussue clapoter dans la fosse ». L’univers d’Alexis Ruset est croquant comme du bon pain et doux comme « une poitrine pigeonnante ». La description des blessures de la guerre, des tranchées, de la nature que l’on saigne à blanc – « Ils travaillaient dans une coupe où les entailles des tronces ruisselaient de sève comme des plaies » – n’en est alors que plus épouvantable ; on croirait toucher des cicatrices.

Roman échevelé mais serein, calme et plein de fureur, cruel et suave à la fois, terrible et cependant bon : on n’a pas lu quelque chose d’aussi fort, en langue française, depuis belle lurette. Il est ahurissant qu’un grand éditeur, si tant est que cela existe, n’ait pas bondi sur cet excellent texte. C’est donc un « petit » éditeur qui l’a choisi, et de ce fait deviendra grand !

Bertrand du Chambon

Alexis Ruset, Pour que la mort ne crie pas victoire, Éditions Zinedi, janvier 2017, 213 pages. 19 €.

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