Sapienza, l'ineffable

« La princesse le faisait rêver. […] Nicola rêve, étendu sur le plancher de la barque bien ordonnée, son corps brun lové au soleil, sa tête léonine sur son bras musclé mais à la peau encore tendre d’enfant au creux des aisselles. »

C’est une jeune femme qui raconte. Elle est assistante sur le tournage d’un film en compagnie du neveu de Visconti. Or bien plus tard, elle revient à Positano, et voici qu’au détour d’une ruelle escarpée, elle se jette quasiment dans les bras de la « princesse », la bouscule, et là… Comme attendant un châtiment, muette de frayeur et d’embarras, elle connaît la surprise d’être pardonnée : «… cependant que la masse de boucles blond cendré qui battent légèrement les joues et le cou a une sorte de mouvement de reproche, mais doux, comme si au lieu d’une adulte elle se retrouvait à réprimander une petite polissonne. Cet ondoiement qui dit « attention, petite » me fait me sentir ce que probablement je suis : une gamine disgracieuse, et peut-être sale, également. Elle, elle sent le jasmin, ou quelque essence du même genre. Quand, surmontant l’embarras qui a entravé mes gestes et ma voix, je parviens à dire : « Excusez-moi », elle réplique, d’une voix pleine d’échos cristallins : — Mais voyons, cela arrive à qui débarque à Positano, on ne peut pas courir ici. - Une paix étrange, comme celle qui vous envahit quand, enfant, on est pardonné par sa mère, descend dans mes membres. »

Un humble chroniqueur, pour sa part, ne s’autorise pas d’habitude une citation aussi longue, mais ici… Comment faire autrement ? On ose à peine couper, choisir dans ce texte sublime au risque de le mutiler. Il en est ainsi de l’ensemble de ce roman : on se surprend à suivre partout la narratrice, à tenter d’aborder comme elle le moindre lieu en essayant de ne gêner personne : « Sur la Côte amalfitaine, à l’époque, il y avait une loi non écrite : ne jamais débarquer sur une petite plage déjà occupée. » Or nous abordons ce texte avec une sorte d’immense considération ; nous sentons que l’auteure n’appartient pas au commun des mortels. Nous nous trouvons comme elle devant la princesse dont elle tombe amoureuse – et nous sommes confits de respect.

À propos de respect, faisons ici un aparté (non hanno fatto altro che chiacchierare) au sujet de la traduction. Mettons en avant le nom de la traductrice : Nathalie Castagné. Il s’agit d’une des meilleures traductrices de notre époque. Si nous connaissons, en France, un peu de la littérature italienne, c’est grâce à elle. Une fois encore, elle réussit le miracle de restituer le style d’un auteur difficile, cette prose un peu hautaine mais légère, emplie d’orgueil comme la voile d’un esquif, sinueuse et lourde, légère et fascinante : « je parcours les petites rues-jouets toutes rosées par les rayons obliques d’un soleil bénin et bambin » - voici ce dont Nathalie Castagné est capable ; elle est une des seules personnes au monde capable de lire et de voler tout cela à la langue d’Annunzio et de Dante.

Autre aparté : j’ignore si quelqu’un a remarqué la proximité de ce roman avec L’île d’Arturo d’Elsa Morante. Ce roman, prix Strega en 1957, Goliarda Sapienza a dû le lire, le dévorer, peut-être en prison, ou cachée dans les ruines des temples de Syracuse, ou dans quelque bibliothèque sicilienne sentant bon les épices et le camphre.

Il faudrait pouvoir en dire davantage, et jouir du même talent que la traductrice. Regrets, regrets… Contentons-nous des bribes habituelles : cinquième volume des œuvres de Goliarda Sapienza publiées par Le Tripode. Un très grand écrivain. Sicilienne. Comédienne (a joué dans quelques films remarquables, y compris dans Senso, de Visconti)… Méconnue de son vivant. Décédée à Gaète en 1996. Seigneur ! Où étions-nous, pendant ce temps ? Nous avons laissé s’enfuir un génie...

La princesse, donc. L’amour. La fascination. La « douleur secrète ». L’amour de la beauté. L’ineffable. Un grand récit autobiographique, doux comme du velours et coupant comme une lame. C’est ce que vous allez savourer en lisant Rendez-vous à Positano.

Betrand du Chambon

Goliarda Sapienza, Rendez-vous à Positano, éditions Le Tripode, mars 2017, 284 pages (dont un très beau cahier de photos originales accompagnant la biographie de l’auteure). 19 €.

 

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