L'Abus de fortune d'Eric Deshodt

Au soir de sa vie, Priscille Marchaterre  revient sur les épisodes marquants de sa longue existence. Née avant-guerre, elle se définit en trois mots : femme, riche et France. Femme, elle l'est mais s'est toujours sentie inexistante, "éclatante de banalité", face à l'extrême beauté de sa mère. Riche, elle l'a toujours été, d'une richesse "inimaginable".  Cette fortune abstraite et indécente  qui s'accroit de jour en jour comme une malédiction antique a conditionné ses amitiés et ses amours : "Je me vis promise à un destin de butin." Quant à la France, l'adolescente qui eut 18 ans en 40 fut élevée dans  l'obsession de la sauver de l'abîme par l'entremise de son père, démiurge de la cosmétique.

Le riche industriel, membre de la Cagoule reçoit dans le salon entre "Van Gogh et Gauguin", sur  une "splendeur des Gobelins", un tapis ayant appartenu à Colbert, tout ce que Paris compte de personnages troubles, en deuil "de la gloire, de la grandeur, de l'influence, de la puissance de la France". La jeune fille s'intéresse mais ne s'implique pas : "J'ai du naître fatiguée", note-elle avec humour.

Manque à ce triptyque, l'ennui, l'oisiveté.

Priscille n'est pas une femme de passion. Lors de son mariage en 1950, elle affirme : "Je montai à l'autel au bras de papa, sans enthousiasme ni dégoût." Elle faillit recevoir La femme qui pleure de Picasso comme cadeau, se consola avec une nature morte de Chardin, un lapin de garenne.

Avec un mari obsédé par la politique et qui devint ministre, l'union fut plutôt heureuse. Elle organisa de nombreux dîners,  vécut dans le luxe le plus absolu, eut une unique fille. Elle  ne fut pas à plaindre, mais il lui fallut attendre  la soixantaine bien sonnée pour enfin vibrer aux côtés d'un voyou mondain de vingt ans plus jeune qu'elle : Blaise,  un filou de première,  bien décidé à l'amuser en la dépouillant. Rien de sexuel dans ces vibrations : le garçon aime les hommes et n'en veut qu'à l'argent de la dame.

Tout entre eux est prétexte à des remises d'espèces (ou de chèques, ou de virements, ou de cadeaux,  l'aigrefin n'est pas    contrariant). Pour assister à une messe, il lui demande deux millions, pour lire un livre en plein désert,  aux alentours de  Tombouctou, un million. Par rapport à sa fortune, ce ne sont que des pourboires, et encore en francs !). Et tout est offert et reçu avec tellement d'humour et de second degré que ce serait presque attendrissant.

Pas pour tout le monde. Un jour, des années plus tard  en Tasmanie, les nouvelles  qui arrivent sont mauvaises : devant tant de cadeaux, (on en est à un milliard de d'euros, cette fois), la famille s'énerve,  parle de tutelle pour elle, de procès et de prison pour lui. Que le Napoléon de la captation arrache Priscille à son ennui, lui redonne le goût de la vie, n'émeut pas ses proches qui ont depuis longtemps repéré son jeu plus qu'intéressé. Et qu'importe si l'octogénaire s'amuse enfin et dispose librement de sa fortune,  vérifiant chaque jour l'adage : " il y a plus de plaisir à donner qu' à recevoir".

Bien vite, les "amis" sont séparés, Priscille s'enfonce dans la nuit de la mémoire, tandis que le  sigisbée échappe à la geôle, mais se voit contraint de rembourser la moitié des cadeaux, le montant restant étant tout de même de l'ordre de 500 millions d'euros.

Le roman  d'Eric Deschodt est  inspiré de la relation entre  Liliane Bettencourt et  François-Marie Banier. L'auteur n'en fait pas mystère et devant tant de détails véridiques, le lecteur imagine qu'il a pu être  le familier des deux protagonistes. Peut-être, ou pas et cela n'a pas la moindre importance. Qu'importe si  ce qui paraît vraisemblable est parfaitement faux. Tout sonne juste.  La description de la fille  austère et grave de la milliardaire en quelques lignes est d'une cruauté terrible : "Aujourd'hui, Hedwige a ri", note le romancier, soulignant ainsi la rareté incongrue de cet éclat de joie, ou plus sûrement de nervosité.

Il avance  en plus, une thèse  renversante : et si la victime n'était pas la milliardaire mais le "chaste maquereau"  ? Et si les cadeaux qu'elle lui offrait n'étaient en fait que des humiliations infligées à quelqu'un qu'elle méprisait ? Devant tant de cynisme et de second degré, l'idée vaut d'être retenue entre  le désir forcené pour l'un de se sortir de sa pauvreté originelle, pour l'autre de  s'extirper de sa lassitude dorée.

La plume d'Eric Deschodt est magnifique, concise, ouvragée, les trouvailles  linguistiques des plus subtiles.  Ce  fait divers chez les Heureux du monde, sordide et parfois drôle avec ses protagonistes dépourvus de toute illusion, blessé et blessant, chacun à sa manière est un beau moment de littérature.

Brigit Bontour

Eric Deshodt, Abus de fortune, Editions de Fallois, septembre 2017, 174p. ; 18 euros

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