Jean-Noël Pancrazi : L’impossible rendez-vous

Il n’avait jamais voulu y retourner, jamais osé. Il ne voulait pas d’un pèlerinage nostalgique, avec obstination il déclinait les invitations de ses amis algériens. Ce trésor d’enfance caché dans les montagnes des Aurès, il voulait le conserver dans sa pureté première. Peut-être avait-il peur de perdre son imaginaire, ce cadeau de consolation. Certains jours, il avait le sentiment d’avoir perdu l’envie d’écrire. Et puis est venue cette invitation à être juré d’un festival de cinéma à Annaba. Or, miracle des synchronicités, Annaba se trouvait à deux heures de Batna. Batna, l’Eden de l’enfance, là où au cinéma Le Régent il attendait chaque hiver l’arrivée de la Palme d’Or, acheminée par le train jusque dans ses montagnes. Alors, fier de revenir enfin par la grande porte, porté par les prévenances officielles, par une voluptueuse et triste vanité, il accepte à condition de pouvoir s’échapper là-bas. Le festival terminé, il se rendra à Batna, c’est une promesse.

Lorsqu’il pose à nouveau le pied sur cette terre, lorsqu’il en sent le parfum, c’est comme si tout était oublié, les « évènements », l’arrachement, les pères dépossédés, les mères perdues, le sang versé, tout ce qui les séparait des autres. Grisé par les lumières du festival, il retrouve enfin l’ancienne patrie. Il se souvient qu’à Batna il allait au Régent s’étourdir de films, mais sans sa mère qui se refusait ce plaisir, s’inventant une impossibilité ou une autre : Va-s-y, tu me raconteras. Il devait lui décrire ensuite les robes, lui dire ceux qui y étaient, ceux qui n’y étaient pas. Il espérait toujours, heureux, coupable, qu’elle viendrait quand même, retardataire faisant claquer un strapontin dans le noir. Sa mère, l’institutrice d’élèves musulmans, qui bravait le couvre-feu pour les aider.

Durant le festival, il s’échappe et rencontre quatre frères, quatre jeunes désœuvrés des faubourgs qui s’attachent à lui et promettent de l’emmener à Batna. Ils sont le miroir de tous les autres frères, ceux qu’il a aimés, ceux qui ont disparu dans la terrible nuit de la guerre. Autrefois il y avait Mouloud, qui travaillait pour le maquis. Il jouait à imiter Charlot, c’était le seul qui savait le consoler et transcender la haine. Un jour il avait disparu. Raflé ? Torturé ? Comme tant d’autres, Mouloud était sorti de la pellicule à jamais. Il revoit Mohammed, avec qui il partageait le prix d’excellence ex-æquo au lycée. Il lui avait dit adieu avec la peur de ne pas être à la hauteur des lycéens de la métropole. Lui qui avait été un enfant heureux, courant ivre de soleil et de sirocco avec ses amis, voyait son beau pays sombrer.

Et puis, le festival achevé, les dernières lumières éteintes, alors qu’il se prépare à partir sur la route, la sécurité l’appréhende. Arguant d’un attentat à la frontière tunisienne, on le met de force dans le dernier avion pour Paris. Impossible de négocier malgré les promesses. Il n’ira pas au cimetière, il n’ira pas à Batna avec ces tristes et joyeux garçons, chercher sa maison ou voir si le Régent existe encore. Expulsé une nouvelle fois, il est envahi par l’amertume, la honte. Le livre du retour ne s’écrira pas. Le rendez-vous avec l’enfant qu’il fut ne sera jamais. Alors, soudain, il aperçoit tous les amis d’autrefois, les victimes, les morts descendre vers lui des Aurès. Avant qu’il ne reparte, ils sont venus le saluer une dernière fois.

En de longues et fluides phrases proustiennes, chargées de langueur et de douceur, si tristes et si cruelles, où s’entendent une beauté et une nostalgie à perdre haleine, Jean-Noël Pancrazi tisse le récit de l’impossible retour dans la patrie perdue, où l’amitié, l’amour le disputent à la violence et au tragique. Depuis l’enfance, la terre d’Algérie et ses suppliciés ne l’ont pas quitté. Le cinéma, avec sa lumière, à la fois exutoire et remède, extase et consolation, ouvre et ferme le roman. Les Aurès, magnifiées, éclairent l’histoire, royaume de cèdres, de neige, cascades de cristaux, balcons de quartz, montagnes magiques d’enfance pure. Un roman miraculeux qui vrille le cœur.

Patricia Reznikov

Jean-Noël Pancrazi, Je voulais leur dire mon amour, Gallimard, février 2018, 130p., 12,50€.

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