L'Ecart : sur l'air de Cendrillon

Au loin, à l’ouest, il y a Terre-neuve, à l’est, plus proches, les côtes norvégiennes. Au sud, Londres. C’est là que la narratrice choisit de partir, loin de son archipel des Orcades battu par les vents, noyé d’embruns et de mythes remontant aux Vikings. Des îles sublimes, classées au patrimoine de l’UNESCO, mais qu’à  dix huit ans, ans on a envie de fuir pour les plaisirs excitants de la capitale.

A Londres, la jeune fille ne va pas manquer de divertissements : elle va être de toutes les fêtes, de toutes les soirées arrosées. Trop arrosées : très vite, rien d’autre ne va plus compter pour elle que l’alcool : comment boire assez, comment se procurer le poison, devient son unique obsession. Rien ne résiste à cette rapide addiction : là où ses amis s’arrêtent et se fixent des limites, elle persévère et se perd dans un gouffre plus profond que les à-pics écossais de son enfance. Plus rien n’a d’importance que la dose à absorber au quotidien : elle perd ses jobs alimentaires,  ses colocataires, tout espoir d’avenir, l’estime d’elle-même, sa belle histoire d’amour.
Quant douze ans plus tard, elle revient aux Orcades, elle est brisée mentalement, physiquement. 

Avec toute l’énergie employée pour se détruire, la jeune femme  remonte la pente, redevient sobre, redécouvre la nature. Dans la ferme familiale,  à moitié vendue, lieu d’une autre débâcle, celle de ses parents avec un père en proie à de graves crises psychiques, elle reconstruit un mur de pierres, s’occupe des moutons. Le tumulte de son esprit s’apaise, elle participe aux réunions des Alcooliques anonymes,  s’intéresse au roi-caille, un oiseau menacé d’extinction,  découvre la plongée sous-marine, les baignades dans l’eau glacée. La naufragée telle qu’on l’appelait parfois à Londres avec mépris, découvre un sens à sa vie avec le sentiment de puissance éprouvé à l’issue d’une nouvelle journée sans rechute.

Dans ce  roman autobiographique, Annie Liptrot célèbre la nature avec une force aussi intense que les îles qu’elle décrit, illuminées par les aurores boréales. La puissance des éléments mêlée à celles des mythes et des animaux compose un tableau onirique qui peu à peu l’obsède et remplace la vodka. La beauté et la violence de la nature, celui des bateaux naufragés, des pierres levées, les souvenirs des anciens habitants remplacent la recherche de l’alcool, même si la tentation ne disparaît pas. La jeune femme se bat, même quand elle croit le combat perdu, s’interroge et  peu à peu revit.
« N’ai-je pas toujours côtoyé l’abîme ? » se demande-t-elle.

La réponse est sans doute dans le prologue époustouflant dans lequel, sous les pales vrombissantes d’un hélicoptère, un homme entravé dans une camisole de force découvre son nouveau-né. On a déjà rêvé de rapports plus apaisés entre un père et sa fille âgée de quelques heures et cette entrée en matière a sans doute un rapport avec les tourments à venir de l’enfant.
Dans l’Ecart, l'auteur  interroge avec beaucoup de finesse les origines de la dépendance dans l'hérédité familiale, sans jamais occulter sa propre responsabilité : c'est toute la grandeur de ce premier roman, sur lequel semble flotter
l’air et les paroles de Cendrillon.  Une Cendrillon qui ayant compris les causes du malheur, l’aurait surmonté.

Brigit Bontour

Amy Liptrot, L’Écart, traduit de l’anglais par Karine Reignier-Guerre, Globe, août 2018, 336 p. - 22 €

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