Vie n’a pas d’adjectif

Faut-il dresser un bilan à la fin de sa vie ou se lancer dans un nouveau projet pour prolonger l’aventure et détourner la Faucheuse ? Clarice Lispector a choisi les deux, ô capitaine, mon capitaine ; elle a décidé d’écrire pour tenter d’y comprendre quelque chose avant qu’il ne soit trop tard, déchiffrer le mandala qui s’érode à la vitesse de la lumière quand on croit que le sablier prendra son temps et que l’on se réveille un beau matin, les cheveux gris, et que l’on a l’impression désagréable de n’avoir rien fait…
Pour s’éviter le vertige de la pensée introspective, elle s’inventera un personnage, Angela Pralini, et brisera ainsi la solitude de l’ermite qui tente de percer le mystère du passage par la force de l’imagination. Car il en faut pour oser aller défier Dieu sur son terrain, s’aventurer en zone de néant, dans l’absolu qui est tout. Ou rien ? Comment savoir ? Qui commence dans ce qui n’a jamais commencé parce que toujours il était ? Et si nous étions depuis toujours ? Réincarnés de vie en vie, poursuivant le cauchemar d’un destin l’autre sans jamais savoir pourquoi, quel sens a cette course sans fin…
Contraction du temps et désagrégation de la matière, pulpe vertueuse le matin, pourrissement des tissus le soir, entre les deux un simple claquement de doigts. C’est éphémère et c’est atroce. Alors, pour ne pas être avalé par la voracité des heures et par les nouveautés qui accélère le temps, il conviendrait de cultiver un certain ennui. Détachement dans une attitude trop snob ? Ou réel investissement dans l’esprit de contrecarrer ce qui est déjà induit ?
C’est bien là le pouvoir de l’écrivain, du romancier, qui détient toutes les ficelles pour jouer avec ses marionnettes comme autant de personnages réels que la fiction ne rebute point.
Le danger de l’écriture est ici circonscrit pour porter l’idéal vers les profondeurs de l’âme qui s’ouvrent sur un vide sidéral, une infinité de surprises et de possibles ; mais de ce sang d’un cadavre exquis il convient de dompter l’écume. Libéré du corps, l’esprit vide n’est plus que bonheur ; la liberté intime s’affranchit au son d’une musique littéraire : écriture incongrue mais structurée, jeu des perspectives et utilisation des équerres, compas, cercles concentriques…
Clarice Lispector travaille avec l’inattendu.
François Xavier
Clarice Lispector, Un Souffle de vie (pulsations), traduit du portugais (Brésil) par Teresa & Jacques Thiériot, des femmes – Antoinette Fouque, novembre 2018, 205 p. – 12,25 €
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