Retour sur un roman de Félix Morisseau-Leroy

Les Djons d'Aïti Tonma (L'Harmattan, 1996) est la dernière parution de Félix Morisseau-Leroy. C'est un roman à trois volets, un triptyque. La vedette c'est Jacmel, une ville d'Haïti, ou plutôt les Jacméliens. Pas tous, mais les vrais, les fiers, les braves, ceux qu’on appelle les "djons".

Ti-Fils est un djon. A mon sens il est aussi un djinn, l'âme de la ville ou encore un horodateur ambulant puisque, quand il faisait les courses pour un grand négociant de la ville, il se plaisait à crier à qui veut l'entendre le nom du jour de la semaine. Tout d'abord, l'auteur présente Jacmel avec ses types, avec ses contradictions puisées à la source apocryphe où le mythe et l'histoire se confondent. Il y avait les riches, les gens de la "société" au sein desquels on comptait les loups-garous qui n'hésitaient pas à aller prendre la communion à l'église pour donner le change. Il existait aussi une manière de peuple qui s'évertuait à devenir gens de la société. Mais il y avait le "troisième clan", " alliance légitime du prolétariat et de l'intellectualité d'avant-garde" qui voulait repenser la cité, refaire sa mentalité.

C'est ainsi que dans un deuxième temps la ville de Jacmel est devenue le berceau d'un projet-pilote. Le syndicalisme y a débuté. La classe ouvrière apprend à faire ses premières armes. Un nouveau monde se construit à la force du poignet. Une sorte de paradis terrestre s'installe grâce à la lutte armée et la victoire sur les miliciens. C'est bientôt une tache d'huile qui, avec l'appui populaire, risque d'imprégner toute la carte d'Haïti, à la barbe et au nez des gendarmes du monde! Pour combien de temps ?

Intermède de plusieurs années. Exil pas du tout doré. A un âge avancé, le poète Frérot Olivier ancien membre du troisième clan revient au pays le lendemain de la chute de Duvalier. Il revoit Jacmel, accompagné d'un très jeune djon. Il revit les beaux souvenirs. Mais il va connaître l'exil pour la seconde fois avec le coup d'état du 30 Septembre 1991.

Félix Morisseau-Leroy est un romancier accompli. Les Djons d'Aïti Tonma surtout au niveau de son deuxième volet, peut faire l'objet d'un film d'action qui vous tient en haleine. Il sait comment évoquer l'affrontement de deux classes et le déchainement des passions pendant la période électorale. Il a le don de surprendre le lecteur avec des coups de théâtre bien tournés. Il a le sens des scénarios qui prêtent à équivoque. Alors le sérieux et le cocasse s'affrontent pour traiter des questions de fond. Son humour est évident même dans la description du malheur. À son âge, cet octogénaire a conservé le pouvoir de s'étonner lui-même et de provoquer l'étonnement, de déclencher le rire, de rêver du paradis terrestre comme s'il n'avait que 17 ans.
Et c'est là que réside une bonne partie de la beauté du roman. C'est là tout le paradoxe de l'homme et toute sa richesse. On serait tenté de dire que l'auteur, sous le couvert d'un roman, monte un laboratoire de la révolution, où il expose avec adresse les théories de la guérilla, un projet politique et un plan de développement social. On a l'impression que l’œuvre est écrite dans une période de jeunesse optimiste dominée par les utopies de tous genres. Si le réalisme trouble-fête est toujours aux aguets, il se devine seulement en filigrane et est maintenu volontairement dans une situation de second plan, pour ne pas gâcher la jouissance édenique du moment.
Et j'avoue que la préservation de cette part de rêve rend l'écrivain attachant et lui donne tout son charme. Même si, pour esquisser ce paradis faussement éternel, il conçoit des alliances en apparence contre nature aux yeux de ceux-là qui ne sont pas des djons. Même s'il réalise comme par enchantement des mariages de la carpe et du lapin: entre les prolétaires et les intellos; entre les athées et les saints; entre les universitaires haïtiens préparés en France et ceux moulés à l'américaine; entre la joie au coeur et le paiement des impôts...

Morisseau-Leroy n'est pas innocent à tous les coups. Par place, comme un autre symptôme de son cramponnement à la jeunesse, on peut faire face à une sortie épigrammatique, à une griffade de l'homme qui sait se fâcher. Alors un peu de raillerie voltairienne monte en surface qui égratigne Dieu, l'élite (p.71), les médecins (p.162).

La langue de ce roman est riche. Elle est une appétissante bouillabaisse française à la sauce créole. On y déguste de savoureux haïtianismes servis à dessein avec des effets surprenants et aussi des expressions amphotères, qui appartiennent aux deux langues et que j'ai étiquetées "prétendus créolismes" dans mon dernier ouvrage. Elle n'en conserve pas moins toute sa fraîcheur, sa poésie et sa limpidité. En lisant ce roman, on ne peut s'empêcher de penser à Roumain ou à Chamoiseau. Néanmoins la lanque des "Djons" est simplement ornée de fioritures créoles, arrangées à la Morisseau-Leroy, pas nécessairement sur le mode de Texaco ni sur le mode de "Gouverneurs de la Rosée", mais sur un ton narquois sui generis qui hésite entre le ludique et l'idéologique. Son style crée un effet visuel admirable. Ses descriptions n'en finissent pas d'investir l'espace de la mémoire, de combler le champ de vision du lecteur et parfois même de se répandre avec bonheur le long de ses papilles gustatives, si ce n'est sur sa sensualité tout court. Il se sert d'une technique spéciale, celle de l'accumulation, chère à certains artistes-peintres d'avant-garde. Ses kyrielles de mots interminables rappellent en effet la répétition des éléments, des pinceaux, des tubes de pigments, des machines à écrire etc., une sorte de polymérisation d'unités visuelles retrouvée chez René Arman par exemple. Rarement, il tombe dans une longueur et dans une complexité un tantinet décevantes mais très vite noyées en sandwich dans la poésie de la phrase qui précède et la légèreté de celle qui suit.

L'auteur m'a fait beaucoup plaisir par la façon dont il aborde le proverbe créole. Comme j'eus à l'écrire ailleurs, "il faut le traduire tout en essayant d'en conserver la lettre et de faire ressortir l'image et l'idée universelle qu'il contient... Il faut tenter de lui garder une autonomie et une spécificité qui doivent rester intactes dans n'importe quelle autre langue". Et c'est précisément ce que Monsieur Morisseau-Leroy a réalisé (pp 114, 148). Je me tais sur les calembours et les tours d'esprit, histoire de vous permettre de les découvrir vous-mêmes. En somme, le roman est rempli de bonnes choses, de "bons bagailles" pour emprunter le langage épicé de l’auteur.
 

Jean-Robert Léonidas

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