Anne Calife, la passante du labyrinthe

L’écrivain Anne Calife publie son huitième roman dédié à la multiplicité des vies possibles à travers les errances d’un cultivateur malade des "produits phytosanitaires" dans les couloirs du métro parisien.

C’est un homme de la terre : il est responsable, avec sa femme Delphine, d’une exploitation agricole de 150 hectares quelque part dans l’Essonne. Mais il doit se faire soigner à Paris pour une suspicion d’intoxication aux "produits phytosanitaires" – chose courante dans ce métier, comme cela commence "à se savoir"... Alors, il laisse sa femme Delphine à son coin de terre perdu et se perd dans le métro, dans le spectacle des « meilleurs que lui » - ces « gens de la ville » au raffinement si urbain. Ainsi éprouve-t-il enfin la cruelle et décisive confrontation avec l’Autre dans le mouvement perpétuel et vertueux d’une ville capitale fourmillante de possibles...

Dans le métro, le pataud de la glèbe se métamorphose, renoue avec une jeunesse qu’il n’a sans doute jamais vécue – sauf de l’intérieur. L’homme des champs se démultiplie de toutes ces vies autres que la sienne et s’éprouve aux lisières où le sens est révélé subitement, quand bien même la grâce ne serait pas donnée pour autant... Le plan RATP devient sa ligne de vie – il a tant "d’autres itinéraires de soi à emprunter" d’urgence , aux couleurs vives ou chaudes des tickets de métro comme une réécriture du fait d’exister là où la vie l’avait jeté...

Mais l’évidence s’abat sur celui qui se découvre si inassouvi, implacable dans sa tranchante netteté : Je n’avais pas le charme de cette ville, et les atouts de Paris paillette, Paris fossette.
Il  est juste ce "voyageur du labyrinthe", errant dans ses "propres incertitudes", se fragmentant et s’émiettant dans d’autres vies que la sienne qui lui demeurent impénétrables, glissant dans des univers irrémédiablement parallèles. Mais enfin, il avance dans la connaissance de soi et dans sa connexion au monde en serpentant entre le vide et les rails pour frôler toutes ces vies en suspension :
Comme je plains ceux qui connaissent à la fois "dessus" et "dessous", ceux maîtrisant rue et station souterraine. On ne peut pas vivre en pleine lumière, trop de lucidité aveugle. Il faut de l’obscur, du voile, de l’inconnu. Personne ne peut connaître à la fois le dessus et l’envers des cartes. Là gît le principe même de l’impénétrable, l’inabordable, le principe même du spirituel, du divin. Là gît le mystère du métro.

Un jour, à la station Abbesses, juste avant l’heure de pointe, une jeune femme aux grands yeux liquides où se rejoignent toutes les lignes de la terre lui dédie un sourire étiré, presque douloureux, un sourire de captive qui ne demandait qu’à être délivrée. Mais de quoi ? D’évidence, l’inespéré et l’inconditionnel se donnent à dire et à penser dans la pleine grâce, enfin, de cet effleurement d’infini dans une rame de fortune :
Elle était feuille verte, mon souffle tendre de printemps, balancement des tiges – un songe, certainement, peut-être n’existait-elle pas. Oui, elle était tous mes regrets, tout ce qui me manquait de la ferme, elle était des bois, du ciel, de l’eau, des gouttes de pluie, Demeter du métro, déesse de la fertilité emportée par Zeus dans le souterrain, revenant à chaque saison nouvelle, chargée de graines et de fleurs.

Mais quel avenir pourrait prendre corps et forme dans cette ville « paillette et fossette » sans communauté de destin possible ? Il y a tant de raisons de croire et d’espérer qui ne demanderaient qu’à être partagées mais les chiffres zèbrent nos vies comme les lignes de métro rayent la ville. Si mathématiques et réseau se parlent avec les planètes, les étoiles, la terre  rappelle le voyageur du labyrinthe à sa pesanteur et à sa condition jusque dans le miroir d’une vitre de rame où son reflet s’est contrefait. Impossible de renier ses racines ? Où précisément se vivre en présent de cette terre, en élément vivant du paysage si ce n’est de celle d’où l’on vient pour le peu qu’elle veuille bien retenir de nous ?
Après tout, on ne s’installe pas dans le possible. Le plus fortuné des mortels ne peut jamais que pratiquer l’art des possibles qui fait plier ou pencher la pluralité...

Pour écrire son roman, Anne Calife a arpenté les 304 stations du métro parisien et questionné les vies passantes entrevues jusqu’à relever ce qu’elles y auraient gravé "d’irrécusable gravité" comme dirait Emmanuel Levinas. Pour chacun de ses livres, elle manifeste son empathie pour ses personnages, non seulement à la manière d’une anthropologue pratiquant l’observation participante par l’immersion dans leur milieu de vie, mais aussi en se mettant à la place de ses antihéros fêlés, meurtris, cabossés ou simplement inaccomplis – allant jusqu’à leur prêter ses mots, l’harmonieuse fluidité de son style et leur donner une parole... Inassouvies, nos vies ? En attente d’une voix pour se faire entendre, d’une parole pour être énoncées ? Ne serait-ce pas là le rôle dévolu au romancier depuis le célébrissime "Madame Bovary, c’est moi !" lancé par Gustave Flaubert ?

Le parcours éclairant de ces vies en suspens s’est manifestement imprimé dans ces autres itinéraires de soi en un poétique et fulgurant trajet relatant l’errance fondamentale de l’homme et sa tentation de soulever le néant, envers et contre tout, « quoiqu’il en coûte », jusqu’à l’envers du dé-corps et au cœur brûlant de ce douloureux inachèvement comme celui de toute œuvre...

Profession : exploratrice d’univers

Née Colmerauer à Grenoble, Anne Calife passe son enfance entre Montréal et Marseille où elle étudie la médecine. De là son appétence pour le vivant, le vif, le palpitant, le tranchant  et son goût inassouvi des autres – ceux qui sont si différents comme les malades, les  démunis ou les prostitué(e)s. La vocation de la romancière serait-elle de réparer les vies, toujours ?
Elle  publie son premier roman Meurs la faim (Gallimard, prix de la ville de Sorgues) en 1999, traitant des troubles du comportement alimentaire chez les adolescents, suivi d’autres succès comme La Déferlante (Balland, 2003) ou Contes d’asphalte (Albin Michel, 2007, prix féminin de la ville d’Hagondange). Pour l’écriture de ce dernier titre, elle a vécu pendant un an "à la rue", partageant la vie de ces marginaux et exclus qui constituent le "peuple de l’abîme"... C’est bien de ça dont il s’agit : venir au monde, ce n’est pas seulement naître à ses parents et à ses semblables, c’est aussi naître à la parole de la société et de l’espèce – à ce qui fait écran à l’Abîme, jusqu’à naître une seconde fois, à ce qui dépasse toute vie... En s’immergeant dans les milieux et les vies dont elle fait récit, la romancière ne connaît pas seulement le poids des mots mais aussi le poids du vécu de chaque mot éprouvé corps et âme...

Si elle partage sa vie entre Metz et Paris, elle est Alsacienne par sa grand-mère de Colmar, Marguerite Klausler : Elle me laisse de beaux souvenirs d’enfance, bercé par de bonnes odeurs de miel, de cannelle, d’anis et de girofle. En décembre, elle faisait ses "gâteaux de Noël" en quantité industrielle et sa cuisine éclatait de notes turbulentes : anis mais aussi orange et citrons confits, à quoi s’ajoutait le parfum résineux et effilé des sapins dans la stub et partout dans la ville... Elle excellait dans les "langues de chat" mais son savoir-faire était peu transmissible, car comme enrobé dans un code alsacien tout en pudeur et mystère... J’ai le souvenir de la ville de Colmar lors du marché de Noël adossé aux flans de la cathédrale, avec ces rues qui vacillaient de petites lumières, comme des anémones au fond de l’océan...

Chacun de ses livres s’inscrit dans ce "partage du sensible" innervé par l’art suprême de faire honneur au génie de l’instant présent sur le tranchant de l’extrême vif... Qui est assez présent à soi pour le pratiquer et faire présent de soi comme dans l’acte de libération d’une écriture à l’écoute, affûtée et aiguisée sur cet inachèvement tragique ?


Michel Loetscher


Anne Calife, D’autres itinéraires de soi, the Menthol house, février 2021, 168 p., 17 €

Publié initialement dans les colonnes des Affiches d'Alsace et de Lorraine

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