Le prix de Flore salue le duel woke vs "privilège" blanc

Jean Roscoff, un professeur d’université à la retraite depuis peu fait le bilan de sa vie : ce n’est pas brillant et il en a conscience. Il a mené une carrière moyenne, a raté la plupart des occasions qui se sont présentées au fil des années. Le livre qu’il a écrit trente ans plus tôt prouvant l’innocence des époux Rosenberg s’est vite retrouvé au pilon, faisant de lui la risée du monde des intellectuels. Le lendemain de sa parution, la CIA déclassifiait ses archives et démontrait que les Rosenberg s’étaient bien rendus coupables d’espionnage au profit de l’URSS.
Côté personnel, ce n’est guère mieux : il boit trop, il a divorcé d’une femme qu’il aime toujours et qui lui assurait un train de vie confortable. Quant à sa fille, Léonie, elle est en couple avec Jeanne, une redoutable woke intersectionnelle. Elle est éveillée, dit Léonie. C’est un pléonasme. Jeanne attaque tout ce qui bouge, surtout les hommes non racisés de plus de cinquante ans qui ont toujours abusé de leur privilège en militant par exemple avec SOS Racisme. Ce qui est le cas de Jean, médusé de comprendre qu’avec son engagement d’alors, il n’avait fait que confisquer la voix des enfants d’immigrés. 
Les rapports entre les jeunes femmes sont parfois houleux. Leurs discussions virent à la confrontation quand il est question de savoir si les féministes radicales comme elles peuvent accepter des transexuels sur le forum animé par Jeanne…

Pour le sexagénaire qui découvre un monde inconnu et se demande ce qu’il va faire de ses années à venir, la coupe est pleine et toutes ses tentatives de se rapprocher de sa fille tournent au fiasco. Heureusement, il a l’idée de ressortir un vieux projet de ses cartons : il avait jadis commencé un travail sur Robert Willow, un poète américain communiste qui s’exila en France au début des années cinquante. Il fit partie des existentialistes avant de se tuer dans un accident de voiture, dix ans plus tard.
Il se met au travail sérieusement, n’occulte pas le fait que Willow était noir, mais insiste beaucoup plus sur son parcours atypique d’Américain communiste qui le fascine.

Mal lui en prend. À la sortie du livre, il est vilipendé, traîné dans la boue, insulté. Lui qui pensait conjurer le mauvais œil qui lui collait le train depuis trente ans, avec un essai brillant, craignait que son livre soit ignoré de la critique et des lecteurs tombe de haut. Il suffit d’une phrase : Le Willow de Roscoff est communiste et accessoirement noir sur un blog obscur pour allumer l’incendie de haine que rien n’arrêtera.
Accusé (entre autres) d’appropriation culturelle, il ne peut pas lutter. Les commentaires haineux s’affolent sur les réseaux sociaux. Les seuls qui le défendent sont les militants d’extrême-droite, lui l’homme de gauche qui participa à la marche des beurs de 1983 !

Entre privilège blanc, privilège masculin, indigénisme, woke, universalisme républicain, il perd pied, en arrive à s’interroger : Une femme agressée par une personne racisée peut- encore prétendre au statut de victime ? Oui, bien sûr : En gros la reine des souffrances est celle de l’individu racisé. Devant l’homme cisgenre racisé, même un transexuel blanc inclinant ses propres souffrances lui paraissaient soudain dérisoires. 
Dans la folie ambiante, la porte de son appartement est fracturée, sa fille est agressée, le colloque qu’il devait donner dans son ancienne fac est annulé. Accablé, il se retire pour un temps à la campagne où il loue un mouton stupide pour aller se promener avant de revenir dans l’œil du cyclone.

Dans son deuxième roman, Abel Quentin, couronné par le prix de Flore 2021 dissèque avec précision et drôlerie le monde qui vient. Un univers dans lequel une candidate aux élections régionales de 2021, Audrey Pulvar affirmait avec le plus grand sérieux : On peut demander aux Blancs de se taire lors d’une réunion non-mixte. Une société dans laquelle à partir d’un malentendu, d’une rumeur, d’un livre que l’on n’a pas lu, ou à travers un prisme biaisé, la vie d’un homme blanc de plus de soixante ans peut basculer.
L’analyse de l’auteur est aussi brillante que percutante. Prenant le parti de son personnage, un paumé sympathique et dépassé, il interroge l’époque et ses nouveaux intégrismes, le wokisme, la cancel culture. Jamais manichéen, il tente de comprendre la confiscation du dialogue à travers le prisme de ces termes barbares.  

Suivant un mouvement né aux États-Unis, l’anti-racisme ne peut en effet être défendu que par des personnes de couleur qui ont eux même été victimes d’ostracisme. Les autres n’ont qu’à se taire et faire profil bas. Le romancier ne condamne pas les luttes des minorités, qu’elles soient sexuelles, raciales, politiques mais plutôt la façon radicale, voire dictatoriale, dont elles sont portées sur la place publique.  
Le mot de Churchill : la démocratie est le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres est à la lecture du Voyant d’Étampes plus contemporain que jamais.
Le phénomène est naturellement amplifié par les réseaux sociaux dont Abel Quentin décrit de façon implacable le fanatisme, la haine et la rage qui peuvent mener à la pire des chasses à l’homme. Le vertige que ressent Jean Roscoff est celui de la civilisation occidentale menacée de toutes parts.
Déjà auteur en 2019 de Sœur, un roman très remarqué qui analysait la radicalisation expresse d’une jeune fille de la classe moyenne, Abel Quentin s’impose à nouveau avec un livre au souffle rare.

Brigit Bontour

Abel Quentin, Le voyant d’Étampes, Éditions de l’Iconoclaste, août 2021, 384 p.-  20 €

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