Le roman de l'art

Le galeriste Bertrand Gillig a longtemps été passeur de l'œuvre des autres. Désormais, il tente à son tour l'aventure créative et investit le territoire de la fiction avec un premier roman fort dense. La pierre angulaire de son premier opus est la confrontation de l’art à son commerce – ou du vrai avec le faux... Une érudite plongée dans le monde de ceux qui vivent de l’art - ou en font leur raison de vivre...

L’image de couverture du premier roman de Bertrand Alain-Marie Gillig est une peinture  à l’huile de Benoit Trimborn. Il représente en un saisissant clin d’œil la Montagne Sainte-Victoire chère à Paul Cézanne (1839-1906) – Mont Venturi en provençal. D’ailleurs, le livre s’ouvre en prologue sur un article du Journal des Arts relatant la vente aux enchères du tableau du maître, adjugé 78 millions de dollars chez Sotheby’s à New York – il s’agit de l’un de ses paysages les plus parfaits et l’œuvre ultime de celui qui s’était juré de mourir en peignant...

Président de la Société des amis des arts et des musées de Strasbourg, Bertrand Gillig œuvre depuis 2003 à d’heureuses convergences de tempéraments artistiques forts et de créateurs d’images mémorables, entre talents émergents, grandes signatures et valeurs sûres. Ses choix assumés arriment, en près de deux décennies, sa galerie dans le paysage artistique contemporain sur un fertile humus d’intuitions fortes.
Pour son baptême du feu en fiction, le désormais jeune auteur, qui signe Bertrand Alain-Marie Gillig histoire de distinguer l’écrivain du passeur  des œuvres d’autrui, ne délaisse pas le moins du monde ce milieu (cette bulle ?)  avec ce récit très visuel, né d’un séjour prolongé dans sa maison de Bourgogne, dans un contexte de glaciation qui suspendit, lors d’un mémorable printemps 2020, les échanges culturels comme les interactions humaines les plus élémentaires.  Plutôt que de se complaire en confinitude voire en stérile  hébétude, l’entrepreneur dans l’âme, venu de la téléphonie, opte pour le défrichage d'un nouveau territoire - une terra incognita dont il avait déjà éprouvé les charmes vivifiants  en écrivant des articles dans des revues internes de sociétés informatiques ou des périodiques culturels... Alors, pourquoi ne pas rendre visible une certaine façon d’écrire juste, quand la création est moteur d’une vie ?

C’est ainsi qu’il tira le premier fil  de ce récit d’une enquête, inspiré par un reportage d’Arte sur le mystère de Judith et Holopherne du Caravage (1571-1610) et par le roman Elle s’appelait Sarah de Tatiana de Rosnay, adapté à l’écran.  L’enquête tourne autour de l’oeuvre du maître d’Aix-en-Provence, considéré comme un précurseur. Cézanne, aussi assuré qu’il fut d’un talent tout en intensité, ne dut sa tardive bonne fortune qu’à la souveraine obstination du marchand de tableaux Ambroise Vollard (1866-1939). Il est vrai que, fils du banquier Louis-Auguste (1798-1886) qui lui laissa vingt-cinq mille francs de rente, il put se permettre une si longue et ardente patience...

L’art au centre de la fête...

L’histoire commence sous l’Occupation, relie habilement les générations – et le Vieux Monde à l’Argentine. Elle emmène le lecteur sur les traces d’un adolescent d’autrefois, Anatole Chaumet. Ce dernier a seize ans lorsqu’il suit, en 1942, des cours privés de peinture avec le professeur Costa. C’est là qu’il rencontre un talent très précoce, nommé Bernard Buffet (1928-1999), vite envolé vers de non moins précoces et versatiles fortunes d’après-guerre... Il ne quitte plus le petit monde de l’art et des galeristes souvent sous la coupe et l’inamicale pression de leur banquier.

Lors de la rafle du Vel d’Hiv, l’adolescent apprend que son professeur est juif et le cache dans la propriété familiale de Montmartre, profitant de cours à domicile, tandis que son industriel de père est affairé à ré-organiser la production de l’usine au service quasi exclusif de la machine de guerre allemande...
Trois générations plus tard, le petit-fils de Chaumet étudie les archives familiales – et explore l’appartement de son ascendant, jusqu’aux rangées de rayonnages en tasseaux de bois permettant de ranger les grandes toiles sur deux niveaux tandis que celles de plus petites dimensions étaient disposées sur des racks de 4 étages où l’on pouvait accéder par un astucieux système d’échelle coulissante, fixée sur un rail... Soit sept décennies d’une collection aussi inspirée que passionnée en attente d’inventaire... Il en arrive à échafauder une bien séduisante théorie selon laquelle Anatole aurait créé des toiles en recouvrant des tableaux originaux de Cézanne, exposés et vendus ensuite sous son propre nom...
Le récit s’achève en épilogue sur un autre article de presse relatant l’incroyable découverte d’un chef d’oeuvre de Cézanne caché sous un repeint ..

Désormais, le galeriste Bertrand Gillig fait vivre de surcroit une société individuelle d’édition qui publiait déjà d’élégants catalogues d’art dont celui consacré à Benoit Trimborn (2018). La jeune structure éditoriale s’ouvre ainsi, à la facétieuse enseigne Point G, à des monographies et à d’autres fictions consacrées à ceux qui font de l’art leur raison de vivre, en résonance peut-être avec cette intuition du poète argentin Roberto Juarroz (1925-1995) : Parfois nous sommes au centre de la fête, mais au centre de la fête il y a le vide, et au centre du vide il y a une autre fête. Quand l’horizon vous appelle, pourquoi se dérober à la fête des affinités électives, des correspondances subtiles et à la musique des œuvres dans les sphères qui font danser la vie ?

 

Michel Loetscher
Première version parue dans Les Affiches d'Alsace et de Lorraine

Bertrand Alain-Marie Gillig, Mont Venturi, Point G éditions, décembre 2021, 434 p.-, 20 €

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