Errance, désert et déshérence

Pour une fois, il n’y aura pas, dans ce grand roman américain, de forêt étrange ou accueillante (Glendy Vanderah) ni de rivage hanté par un père démoniaque (Gabriel Tallent), mais l’on se trouvera plus simplement, et surtout plus sobrement, dans le désert. Bourgades brûlées, battues par les vents, touffes de créosote au bord des routes, feux de broussailles, pierres, rocs, quartz, pistes écrasées dans une poussière ocre, c’est tout ce que connaît la jeune Cale, dix-neuf ans, qui est serveuse dans un troquet du secteur, nageant dans une ambiance tout de même plus poisseuse que celle du célèbre Bagdad Café. Petite femme ou plutôt jeune fille, qui ne sait de la vie que l’âpreté, la dureté, le manque de parents – elle est élevée par Lamb, son grand-père vieillissant qui risque de périr d’un cancer. Elle connaît le shérif du coin, quelques serveuses, deux ou trois anciennes camarades de classe, et c’est tout. Elle a peur des hommes et déteste la plupart des gens. Elle aime les chiens, les lézards et même les coyotes et les serpents qu’élève le père de son amie.

(Encore un père qui élève des serpents, dira-t-on… Déjà, dans le roman d’Amy Jo Burns, Les Femmes n’ont pas d’histoire, qui vient de reparaître en 10-18, le père de Wren nourrit des serpents afin de subjuguer ses fidèles. Mais ici chez Ruchika Tomar, les serpents sont, à l’instar des humains, simplement enfermés dans des cages).

Cale ne serait qu’une petite naufragée de plus dans ce Nevada torride si brusquement ne survenait un événement fort déplaisant : sa meilleure amie, Penny, disparaît. Or Penny, ou Penelope, n’est pas du genre victime ; ce serait plutôt une guerrière, une beauté qui fait frémir les pauvres petits mâles du coin, une audacieuse, une redoutable… qu’évidemment Cale admire, et peut-être suivrait n’importe où.
Penny ne peut pas avoir bêtement suivi quelqu’un, ni s’être perdue entre l’élevage de serpents de son père et les diners pour chauffeurs routiers assoiffés. Trop maligne, Penny… Mais elle n’aurait pas non plus disparu volontairement sans en parler à sa meilleure amie. Cale va donc se poser la question : étaient-elles vraiment amies ? À vingt-et-un ans, Penny avait-elle un secret ? Est-elle morte ou vive ? Et où aurait-elle pu se cacher sans que personne ne la repère, dans ce petit monde des sables où chacun épie son voisin ?

C’est tout l’art de Ruchika Tomar, jeune Californienne encore peu connue, de nous tenir en haleine jusqu’au bout, en intervertissant de manière perverse les chapitres, mettant le 2 et le 3 après le 31, ad libitum. Donc lorsque le shérif lui court après, nous savons déjà que Penny va lui voler son revolver, mais nous ignorons qu’il se sert d’elle comme appât, espérant qu’elle le mènera à cette Penny fugueuse ou morte. Auparavant, Cale et Penny vont risquer leur vie en allant acheter un chiot dans un bouge infect : J’ai allumé les phares longue portée et le sol a surgi devant nos yeux, prenant vie dans ses moindres détails. Les touffes de bigelovie puante, en réfléchissant la lumière, évoquaient d’étranges dinosaures miniatures. Ce n’est qu’une fois les portières verrouillées et nos ceintures bouclées que j’ai baissé les yeux sur le jeune animal qui pointait le museau dans son carton, avec ses yeux noirs qui luisaient dans la nuit.
Hélas pour elles, d’autres phares longue portée vont s’allumer dans la nuit et les poursuivre, jusqu’à ce qu’après un accident provoqué, Cale soit violée, et Penny doive la défendre au moyen d’un objet contondant. Et l’on n’en est alors qu’au chapitre 24… Penny disparaîtra ensuite. Est-ce lié cette agression ? De plus en plus seule, Cale erre dans le désert, cherche son amie partout, et se perçoit comme une personne résolument seule, qui n’aura jamais d’enfant et n’accepte aucune aide.

L’acharnement avec lequel elle poursuit le fantôme de son amie n’a d’égal que la rigueur dont elle fait preuve envers elle-même. Obsédée par sa quête elle s’égare, et tout le monde sait que le désert est un excellent endroit pour se perdre, même si par endroits luisent les guirlandes grotesques des casinos où l’on peut se ruiner en un rien de temps.
La fin du roman en apparaît d’autant plus surprenante, et va nous conduire à nous demander ce que Penny avait vraiment cherché à faire…

Texte hallucinant, rugueux et empreint d’absurde sauvagerie, qui nous incite à féliciter l’auteure, dont c’est le premier roman – un coup de maître, ou plutôt, pardon ! de maîtresse…

Bertrand du Chambon

Ruchika Tomar, Prière pour les voyageurs, traduction de l’anglais (États-Unis) par Christine Barbaste, éditions La Croisée, janvier 2022, 412 p.-, 22 €

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