Janine Teisson : la quille à la vanille qui franchit le mur du son !

Lire un livre de Janine Teisson, c’est comme déguster une gaufre douce ou craquante : vous plantez une dent dedans et brusquement c’est la glace à la vanille qui explose sur vos papilles ! Les quilles à la vanille, les gars au chocolat…
Voilà, vous l’avez déjà lue : d’abord La petite Cinglée, aux défuntes éditions Climats, puis Cher Hazad sous-titré Contes érotiques, toujours chez Climats mais réédité en 2011 par le (la) présent(e) Chèvre-feuille étoilée… puis trois polars, et un texte autobiographique, L’enfant plume, en 2012… Une cinquantaine d’ouvrages en tout ! N’y allons pas par quatre chemins : Janine Teisson devrait être aussi connue qu’Annie Ernaux ou Jacqueline Merville. Mais elle fait partie de ces petits clowns tout mignons qui sortent du cirque en gardant leur maquillage et leur nez rouge.
Dans Martienne ?, elle reprend et enrichit ce qu’elle avait abordé dans La petite Cinglée : année par année, elle évoque son enfance, sa surprise devant l’incongruité de notre monde, son angoisse à l’école, les différentes catégories de souffrances infligées par les adultes, telle que l’ignominie des vaccins : La pire des agressions est la piqûre. […] Elle va chez le médecin comme à l’abattoir. Trois géants sans pitié : la mère, la grand-mère et le médecin s’avancent vers sa petitesse avec l’intention de la mettre torse nu pour procéder au sacrifice. Elle leur échappe, elle court à toute allure autour du bureau en hurlant, en envoyant les ordonnances et les trombones en l’air. Elle cherche une issue, follement. […] Brûlure dans l’omoplate. Ce n’est pas tant la douleur qui la terrifie, c’est que l’on pénètre en elle. Quand ils la relâchent, elle est complètement dégonflée. On pourrait la froisser et la jeter dans la corbeille à papiers.
Révoltée, non conforme, la gamine se sent tellement différente que, même si elle finit par accepter de ne plus se ronger les ongles ou de s’autopunir, elle résistera aux nombreuses injonctions que notre univers abject a longtemps imposé aux femmes : Jusqu’à quarante ans, elle refusera de porter un soutien-gorge ou un parapluie et jamais ne consentira à se faire trouer les oreilles, considérant qu’elle a déjà un nombre suffisant de trous. Certes, c’est un peu cru, un peu acide, ça agace les dents mais, qu’est-ce que c’est bon !
Tout l’art de Janine Teisson se trouve là, dans cette acidité, ce goût de citron vert, cette enfance au Maroc, et puis cette drôlerie, cet humour ravageur qui survient là où on ne l’attend pas. On ne pourra pas citer ici toute l’année 1959, dans laquelle elle décrit sa grand-mère paternelle qui vit en France, qui lui fait découvrir Détective dont elle va se régaler, et aussi les options qui se présentent à un corps féminin vieillissant, bientôt naufragé : aurai-je à choisir entre ventre de méduse et carapace d’écrevisse ?
La rebelle reste une rebelle : Dans l’atelier de sa grand-mère, entre la bourre de tissu et les nids de fils, elle aime renverser la boîte d’épingles pour voir la foule des petites anguilles roides se précipiter sur l’aimant. Une épingle, toujours, refuse d’avancer. Une. Seule. Moi, se dit-elle.
On voit ici à quel point reste difficile la tâche ingrate du chroniqueur : après cela, comment ajouter quelque chose de beau pour conclure, afin d’avoir l’air intelligent ? Difficile, n’est-ce pas ?! Cette métaphore de l’épingle qui seule résiste à l’aimant est sans nul doute une des plus belles représentations de la liberté individuelle qu’il nous soit donné de lire. Martienne ? de Janine Teisson, c’est une porte ouverte sur l’univers vivant, et elle s’éloigne du grincement des gonds qui proteste.
Elle est déjà dehors, hors de ses gonds.

Bertrand du Chambon

Janine Teisson, Martienne ?, éditions Chèvre-feuille étoilée, mai 2023, 269 p.- 17€

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