"Moi, Ghisla, soeur de Charlemagne" - le pouvoir des femmes et le péché de Charles

MOI, GHISLA, SOEUR DE CHARLEMAGNEAprès des études de philosophie et dix ans passés à l’AFP, Laure-Marie Lapouge s’est lancée dans la rédaction de son premier roman sur un sujet original : une histoire d’amour unissant un roi et sa sœur et pas n’importe quel roi, Charlemagne. Un sujet risqué d’abord car traiter de l’inceste peut rapidement tourner au sordide, ensuite parce que s’attaquer à Charlemagne est un défi à relever. Un pari dans l’ensemble réussi pour Laure-Marie Lapouge.

Moi, Ghisla

808. Ghisla, fille de Pépin le Bref et de la reine Bertrade, plus connue sous le nom de Berthe aux grands pieds et sœur de Charlemagne, s’est retirée dans l’abbaye de Chelles. Elle décide de confesser le pêché qu’elle partage avec son frère : celui de l’amour qui les a unis pendant près de trente ans et dont serait né Roland, le héro de Roncevaux. Celui-ci était-il le neveu du roi ou son fils ?

De Rome à Paderborn, d’Aix-la-Chapelle à Saragosse, sur fond de guerres, d’intrigues de palais et de tensions religieuses, dans un monde qui oscille entre traditions germaniques et héritages romains, Ghisla dévoile la métamorphose d’un amour fraternel en un amour interdit aux conséquences dramatiques.

Le pouvoir des femmes

Laure-Marie Lapouge livre le portrait étonnant d’une femme de caractère. Fille de Berthe aux grands pieds et sœur de Charlemagne, on ne saurait s’en étonner. Malgré la domination masculine évidente, le pouvoir des femmes au Haut Moyen-âge est loin d’être nul. Ainsi Ghisla assiste aux conseils réunissant les Grands du royaume, tout comme sa mère, à qui Charles confie certaines missions diplomatiques. En cas d’absence du roi, parti en guerre, le pouvoir leur est confié. Ghisla apparaît ici comme la confidente mais aussi l’une des plus influentes conseillères de son frère. Ainsi, elle réussit à le convaincre d’épargner le comte Augier d’une condamnation à mort pour trahison. Les femmes jouent un rôle évident dans la transmission du pouvoir comme en témoigne la scène où Berthe explique à sa fille que « le ventre teint l’enfant » c’est-à-dire que le statut de l’enfant dépend de la mère et non du père. Elles jouent également un rôle culturel majeur : Ghisla, amie du grand lettré de l’époque, Alcuin, fit rédiger « le sacramentaire de Gellone », l’un des plus beaux manuscrits enluminés dans le scriptorium de son monastère de Chelles.

De Charles à Charlemagne

À travers le regard de Ghisla, nous découvrons également une vision plus contrastée de Charlemagne. S’il apparaît comme un homme fort et sûr de lui dans la sphère officielle, nous découvrons un homme seul, en proie au doute dans la sphère privée. Bien sûr, il s’agit ici d’un roman. Néanmoins, la solitude est l’apanage des rois. Cette solitude rend leur relation d’autant plus nécessaire, comme il le lui avoue : «Si tu t’éloignes de moi, je suis seul.» Ainsi cette relation qui unit Charlemagne à sa sœur permet d’éviter l’écueil d’une sordide histoire d’inceste. Leur amour est une nécessité pour l’un comme pour l’autre même si tous les deux ont conscience de l’interdit et du mensonge entourant leur relation. Ghisla doit ainsi prendre pour compagnon, Rodland puis Ganelon pour dissimuler la véritable paternité de ses enfants. Tout au long de son récit, Ghisla livre ses doutes quant aux conséquences de cet amour : la mort du petit Roland à Roncevaux serait ainsi une punition divine.

Légende ou réalité

Laure-Marie Lapouge voulait raconter une histoire d’amour unissant un frère et sa sœur. Lors de ses recherches, elle a découvert le personnage de Charlemagne ainsi qu’une légende datant du Xe siècle racontant « le péché de Charlemagne ». Plusieurs textes font référence à l’Empereur plongé dans les tourments de l’Enfer ou du moins au Purgatoire pour une faute dont nous ignorons la nature. Nous savons juste qu’il s’agissait d’une « tentation de la chair » si abominable que Charles ne pouvait se confesser et dont être absous. Dans la vie de saint Gilles, le saint vient à son secours : après s’être entretenu avec lui de ses problèmes de conscience, il célèbre une messe où un ange descend vers lui avec un parchemin où son péché est révélé et où il est dit qu’il sera pardonné s’il n’y retombe pas. C’est dans la Karlamagnus Saga, datant du XIIIe siècle pour que l’on apprend qu’en fait Charlemagne aurait eu une relation incestueuse avec sa sœur, Gisèle ou Ghisla. Une relation d’où Roland serait né. L’histoire n’en reste pas là puisqu’en 1563, le concile de Trente décide de censurer le péché de Charlemagne. Nous trouvons cependant mention de cette histoire dans l’Eglise Saint Jean-Baptiste de Loraux-Bottereau où l’on trouve une fresque de la vie de saint Gilles : cette peinture romane réalisée autour de l’an 1170-1180 et provenant de l’ancienne chapelle saint Laurent représente le Saint pardonnant à Charlemagne son péché (1).

Le premier roman de Laure-Marie Lapouge mérite d’être qualifié d’historique : à partir de livres d’historiens, de sagas anciennes comme la Chanson de Roland, de biographies ou encore de textes contemporains, elle dresse un portrait réaliste de l’époque. Il est cependant dommage qu’une bibliographie n’est pas été ajoutée permettant de poursuivre nos lectures. Le style est volontairement contemporain, parfois même un peu trop : l’emploi du terme «emmerder» dans la bouche de l’empereur est tout à fait surprenant. On se plonge cependant avec plaisir dans ce roman qui traite avec sensibilité du sujet de l’inceste qui devient finalement secondaire face à la relation profonde et complexe qui unit Ghisla et son frère.

Julie Lecanu

(1) Pour plus d’informations sur le péché de Charlemagne, Suzanne Martinet «Le péché de Charlemagne, Gisèle, Roland et Ganelon» dans Amour, mariage et transgressions au Moyen-Âge, colloque du Centre d’Etudes médiévales de l’université de Picardie, Göppingen, Kümmesle Verlag, 1984, p. 9-16.

 

 

Laure-Marie Lapouge,  Moi, Ghisla,soeur de Charlemagne, Albin Michel, octobre 2010, 324 pages,19,50 €.

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