Interview - Jean-Marie Blas de Roblès : "Je rêvais d’un roman total, d’un monstre littéraire "

— Dans quelles conditions vous êtes-vous intéressé à Athanase Kircher ? Pourquoi n’avez-vous pas tout simplement écrit une biographie ?

J’ai découvert Kircher tout à fait par hasard, durant mes études de philosophie, à la fin des années 70. Un livre d’Alexandrian, Création-Récréation, présentait une brève biographie de ce savant jésuite. L’idée m’est venue aussitôt de construire un livre à partir de ce personnage étonnant. Je l’ai d’abord considéré comme une curiosité parmi d’autres, à l’instar de son Musée qui présenta jusqu’en 1870 des milliers de choses pour le moins étranges. Le Museum Kircherianum était un capharnaüm stupéfiant où se trouvaient exposés pêle-mêle des momies égyptiennes, des ossements de géants, des moellons de la Tour de Babel...

Très vite, j’ai été fasciné par le fait qu’un savant aussi adulé à son époque, un homme qui correspondait avec Leibnitz, Newton, Fabri de Peiresc ou Gassendi soit passé à côté du Mouvement des lumières qui s’annonçait. Il m’est apparu comme un personnage de roman, à la manière d’un Don Quichotte qui se battrait contre les moulins à vent de la rationalité naissante, un chevalier de l’aristotélisme qui se trompait quasi systématiquement chaque fois qu’il se mêlait d’être novateur.

Il n’était pas question d’écrire sa biographie, mais d’en faire un personnage de fiction, de pousser à la limite sa façon de vouloir sauver l’ancien monde envers et contre tous. En me documentant sur lui, j’ai trouvé de très nombreuses ressemblances entre le 17ème siècle et la période contemporaine. A l’époque de Kircher, la guerre de Trente Ans ravageait l’Europe, les Ottomans étaient aux frontières d’une Chrétienté divisée par le schisme de Luther, ébranlée dans ses fondements par les découvertes des astronomes. J’y ai vu des similitudes avec ce qui se passait dans les années 80, avec la guerre du Kosovo, par exemple, ou la chute du mur de Berlin. Il m’a paru opportun de mettre en regard deux images de ce qui n’était finalement qu’un même univers de fracture : la vieille Europe de Kircher et ce "Nouveau monde" exemplaire que pouvait représenter le Brésil, un pays peu handicapé par le poids de son histoire, une sorte de paradis possible, de contrée originelle où existent encore des tribus qui n’ont jamais vu l’homme blanc, mais aussi un pays profondément baroque où coexistent le passé colonial, la luxuriance de la jungle et une façon inimitable d’accueillir toutes les opportunités du présent.


"Tout est dans tout" est la devise de Kircher, avez-vous construit votre livre autour de cette phrase, d'où les mises en abyme du roman ?

Il y a en effet un jeu de miroirs qui se répète à l’infini dans mon texte. Le 17ème siècle se reflète sur le vingtième en anamorphose, et inversement.

Kircher a été l’un des derniers lettrés de l’âge classique à embrasser tous les savoirs, mathématiques, optique, géométrie, médecine, astronomie, etc. Pratiquant plus de douze langues, il était une encyclopédie vivante et maîtrisait, comme nul d’entre nous n’est plus aujourd’hui en mesure de le faire, chacun des domaines qu’il abordait. Non content de cette excellence universelle, il a inventé mille objets plus ou moins utiles, mais reliés entre eux par une poésie involontaire : la camera obscura, bien sûr, dont il a perfectionné la technique, la " Lanterne magique " qui fait de lui l’un des précurseurs du cinéma, une machine à prédire l’avenir, une autre à composer de la musique, et jusqu’à un piano à chats sur lequel il donnait des concerts de miaulements ! Soucieux de l’exactitude, il descendra au bout d’une corde au fond du Vésuse pour y vérifier ses théories sur " le feu central " ou tentera de reproduire l’exploit d’Archimède durant le siège de Syracuse… Son œuvre est immense, mais elle est victime du diktat de l’analogie et n’a plus rang que de curiosité épistémologique. C’est celle d’un fossile vivant inadapté au siècle des Sciences. A force de discerner dans chaque chose un signe de la perfection divine, Kircher manque leur spécificité, leur être propre. Cette hargne à sauver le monde tel que le décrit la Bible est une sorte de bouquet final de l’âge classique avant l’avènement des Lumières.

Mon livre est donc construit comme une série de labyrinthes concentriques qui ne ramènent qu’au point de départ celui qui choisit de s’y égarer.

 

À travers vos personnages, Eléazard, Elaine, Nelson, Moéma, avez-vous souhaité poser des archétypes ? Les personnages de l’histoire ont-ils beaucoup évolué ?

Les personnages sont arrivés de façon plutôt factuelle, sauf pour Eleazard qui apparaît dès 1982 dans mon recueil de nouvelles comme spécialiste de Kircher, et Roetgen, déjà présent dans le Rituel des dunes, quelques années après son expérience brésilienne.

Avec son intérêt pour les premiers fossiles du règne vivant, Elaine met en scène la quête des origines, celle du sens. Le questionnement de Moema est plus contemporain, mais reste aussi une quête de paradis, qu’il soit promis ou perdu. Dans son amour pour l’indien Aynoré, elle rêve d’un Eden écologique préservé de la culture occidentale. Malgré un plan très précis, très détaillé, les personnages ont évolué durant l’écriture. Euclides, Nelson ou Loredana, par exemple, se sont construits par leur façon de parler, plus que par les fiches qui les déterminaient. 

Mais cela est vrai aussi pour tous les autres. Je voulais qu’ils existent par leur niveau de langue et d’interrogation bien plus que par d’autres caractéristiques ;  en commençant à parler, ils ont débordé le cadre imparti. C’est dans cette alchimie incontrôlable que se concentre pour moi une grande partie du plaisir d’écrire.

 

Quelle était votre ambition au début du livre ?

Je rêvais d’un roman total, d’un monstre littéraire qui mélange sans les trahir le plus grand nombre de genres narratifs : roman historique, roman d’aventure, roman d’initiation, de mœurs, roman social, intrigue policière ; sans oublier le fragment, les jeux littéraires, la poésie, l’encyclopédie… Une ambition démesurée, j’en conviens, mais à la hauteur des mondes que je désirais entrechoquer.

Cette idée d’universalité, de synesthésie entre les genres me fascine depuis toujours. Dès la naissance des premiers ordinateurs personnels, à l’époque du Spectrum ZX (16 K de mémoire !) – c’est-à-dire bien avant l’apparition des P.C. ou des Mac –, l’informatique m’a paru offrir à la création littéraire une nouvelle dimension à explorer. En 1982, j’ai conçu un programme de génération automatique de textes sur le modèle des Cent mille milliards de poèmes de R. Queneau. En 94, un autre programme – le "Projet Babel" –  était constitué de plusieurs modules permettant de générer des haïkus, des vies imaginaires, des quatrains érotiques, des aphorismes et un discours politique interrompu : soit cinq fois 46 milliards 656 millions de textes différents. Il faut donc 35 ans d’une station continue 24 heures sur 24 devant l’ordinateur pour lire la totalité des combinaisons produites. Imprimé, ce travail constituerait une bibliothèque de 46 millions 656 mille volumes de 300 pages chacun… Une métaphore effrayante de ce réservoir de livres qu’une vie ne suffit plus à épuiser, mais où dort peut-être celui qui changerait notre vision du monde.

On comprendra que j’ai pu vouloir associer l’Internet à mon roman dès sa conception. L’index iconographique qui le complète sur mon site offre ainsi des centaines d’images, de liens, voire d’extraits musicaux qui offrent la possibilité au lecteur de s’enfoncer encore plus dans cet univers fictionnel. Et à moi, de le continuer à l’infini.

Ce livre où thèmes, images et histoires renvoient en permanence les uns aux autres peut sans doute être considéré comme ce qu’on appelle aujourd’hui un hypertexte.

 

Vous avez reçu trois prix très prestigieux : le Prix des lecteurs de la FNAC le 1er septembre, le Prix Jean Giono en octobre et enfin le Prix Médicis en novembre. A quel moment avez-vous pensé avoir gagné le pari de la notoriété, après avoir eu tant de difficultés à publier votre livre ?

Je n’ai jamais pensé avoir gagné quoi que ce soit ; il n’y a pas eu de "pari" de la notoriété, ni de ma part, ni de de la part de Zulma.

Il faut remonter à la genèse du livre : j’ai mis dix ans à l’écrire et dix ans à le publier. Devant les refus qui s’accumulaient en 1997, j’ai fini par le ranger dans un tiroir. L’une de mes meilleures amie l’en a extirpé en 2007 pour me pousser à l’envoyer de nouveau à une trentaine de maisons d’édition, lesquelles l’ont toutes refusé. Au bout d’un an, j’ai rappelé le dernier éditeur qui ne m’avait pas encore répondu :  Zulma. C’était en février 2008, et le livre était à l’impression à la fin du mois de mai !

Dès le mois de juin les réactions des libraires qui l’avaient lu sur épreuves étaient très encourageantes. Le prix FNAC a été décisif ; d’abord parce que c’est un prix décerné par des lecteurs indépendants, ensuite parce qu’il il a donné très tôt une visibilité au livre et permis d’amortir les coûts de sa fabrication. Le prix Giono m’a sincèrement touché ; son jury est constitué par des personnalités du monde littéraire pour lesquelles j’ai une véritable estime. Quant au prix Médicis, je m’y attendais si peu que je n’étais pas présent à Paris pour le recevoir. Toutes ces récompenses sont autant de miracles successifs. Je suis simplement heureux que ce livre trouve autant de lecteurs et que son succès rejaillisse sur mon éditeur comme une juste récompense de son audace.


Quel est l’avantage de publier chez Zulma, une petite maison ?

Laure Leroy, qui dirige la maison, et Serge Safran co-fondateur avec elle des éditions Zulma, sont des passionnés de littérature mais également de vrais professionnels de l’édition. Ils ne publient qu’une vingtaine de livres par an, et uniquement ceux pour lesquels ils sont prêts à s’investir corps et âme. Leurs ouvrages sont pensés avec amour, ce sont toujours de très beaux objets où tout est soigné avec minutie: graphisme de la couverture, nature du papier, choix de la typographie, etc. Tout est fait pour servir le texte élu et le porter au jour dans les meilleures conditions.

Cette exigence suffit déjà à placer Zulma dans le peloton de tête des rares éditeurs qui ont encore une conscience claire de leur métier. Comme auteur, j’ai été accompagné avec sollicitude et vigilance à toutes les étapes du processus, depuis l’acceptation du manuscrit jusqu’à sa mise en place chez les libraires et à ses multiples rééditions. J’ai partagé d’emblée avec toute l’équipe de Zulma (quatre personnes !) les mêmes préoccupations, les mêmes goûts. Le travail d’élagage qui a été nécessaire ne m’a pas été pénible, tant il a été judicieux et bienveillant. Sans oublier la diligence avec laquelle les uns et les autres me tiennent informé du parcours du livre, de sa réception, ou s’efforcent à chaque instant de me faciliter la vie. Je ne vois qu’un seul mot qui puisse rendre compte à la fois de la manière dont j’ai été accueilli et du sentiment qui me lie désormais à eux : l’amitié. L’avantage de publier dans une "petite" maison ? je ne sais pas,  l’avantage de publier chez Zulma, c’est sans conteste de se sentir enfin chez soi.


Brigit Bontour


L’index de "Là où les tigres sont chez eux" est publié en ligne sur le site de l’auteur www.blasderobles.com/site.html

 

Voir la Chronique du roman.
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