Une saison en compagnie de Bruegel

Avec sans doute modestie, ou comme s’effaçant derrière ce réel qu’il aimait observer dans toutes ses manifestations, Bruegel disait qu’il peignait « naar het leven », d’après la vie. C’est-à-dire au plus près d’elle, quand les êtres et les choses sont les seuls maîtres. De là cette vérité vécue, cette sagesse non feinte, ces réjouissances et ces moments des existences auxquelles on aurait aimé sinon participer, du moins assister, même de loin.
Tout sonne juste et vrai dans l’œuvre de Pieter Bruegel, en même temps frappée qu’elle est par ces traits qui font que chacun des tableaux est complet, réussi, abouti, devient source de rêve, impose discrètement un enseignement, a valeur de témoignage. Car en marge de ces scènes dont il se fait l’observateur et le rapporteur, l’humour, la moquerie, la joie, le labeur, la douleur, l’envie, l’absurdité parfois, s’allient, s’annoncent, vont de connivence. C’est le destin de l’homme qui se distingue et se lit en filigrane. Bruegel qui est totalement de son temps en déborde le cadre. Il est ainsi du nôtre.
N’est-ce pour cela qu’il nous charme, nous intéresse et jamais ne lasse ?

Cultivé, membre de la guilde de Saint-Luc, ayant voyagé jusqu’au sud de Italie, Bruegel est un humaniste formé aux idées de son époque. Sur ce point, les auteurs de ce remarquable ouvrage, aussi éclairé et érudit que parfaitement accessible et d’une lecture fluide et agréable, apportent des éléments souvent oubliés ou ignorés. Bruegel n’est pas cet homme de la glèbe qui peint comme au fil de son inspiration, il destine son œuvre non « à un public de paysans mais au contraire à la bourgeoisie ».

Bruegel, lit-on, « ne traite pas l’homme comme individu, mais bien dans sa totalité » et « dépasse la tradition médiévale ». Son discours prend alors des dimensions autres, il dénonce les troubles que la politique et la religion notamment peuvent générer et leurs conséquences sur la population.

A travers ce prisme, le regard que l’on porte sur Le Dénombrement de Bethleem, peint en 1566, Le Massacre des Innocents, La Chute des Anges rebelles ou encore Le Combat de Carnaval et Carême, entre autres, acquiert une hauteur nouvelle.

Le fantastique qui l’inspire son pinceau et dérive de Jérôme Bosch, les proverbes qui appartiennent à la culture qui l’a bercé, cette union entre « les influences du réalisme de l’art flamand avec l’art de la Renaissance italienne » ont une portée seconde, profonde, nouvelle. Les thèmes qu’il aborde dans certains tableaux désignent moins les hallucinations de l’esprit que les folies, les misères et les vices communs à l’humanité. Lequel de ses tableaux ne comporte pas une leçon, directe ou plus voilée ?  La touchante et burlesque Parabole des aveugles, de 1568, rappelle que des liens plus évidents qu’on ne le pense nous relient tous, en dépit des siècles, et forment une chaîne de solidarité.

En 1565, Bruegel exécute La Fenaison. Merveilleuse évocation des travaux de l’été, quand dans un paysage qui fait alterner les plans et qui serait une manière de synthèse des harmonies de la terre - montagnes et collines boisées, vallée parcourue par un cours d’eau, villages paisibles où l’auberge occupe une place de choix - toute une population travaille, qui en portant des corbeilles de fruits sur la tête, qui en haut d’une charrette de foin, qui le râteau à l’épaule, qui encore aiguisant la faux, dans la joie et la bonne entente. La chaleur est là, le soleil irradie sur les champs dorés.

 

Si Bruegel sait aussi bien rendre la vérité de cette saison, comment de l’hiver qu’il semble aimer plus que tout ne nous donnerait-il pas une vision aussi globale que détaillée, dense, humaine, historique ? Il parvient « à capter…l’atmosphère sourde et si particulière de l’hiver à la campagne » et inscrit sa représentation « dans cette tradition calendaire ».
A sa suite, on patine et on glisse, « l’analogie entre la fragilité de la vie et de la glace » étant déjà « un lieu commun », rappelle Sabine Van Sprang, dans le chapitre consacré au célèbre tableau Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux, huile sur bois de 1565.     

Le propos de ce livre est tout donc entier centré sur cette saison et en développe à la fois la richesse iconographique, la signification sociale, les implications culturelles, telle que l’artiste les livre et les fait siennes. Grâce à la qualité des illustrations, le lecteur entre littéralement dans les scènes hivernales de Bruegel, il les visite et les comprend, ressent le froid, souffre avec les gens serrés autour des feux, s’amuse avec les enfants, rentre le soir dans les hameaux accompagnés par les chiens. Ces pages renvoient également aux autres artistes aussi divers que le Maître Wenceslas de Bohême qui évoque une bataille de boules de neige autour de 1400, Courbet et ses Chasseurs dans la neige de 1866 et Hiroshige (1797-1858), délicat conteur dans une gravure sur bois d’un paysage japonais enveloppé par la neige.

Les paysages de Bruegel entraînent le spectateur dans une quête visuelle et mentale du monde visible qui conduit vers le domaine de l’invisible et rappelle que leur auteur est « l’inégalable peintre de l’ordre Naturel, l’initiateur d’une réflexion humaniste qui transcende les époques et les styles ». Alors que va très bientôt s’achever la grande exposition consacrée à l’artiste au Kunsthistorisches Museum de Vienne, ce livre, centré sur un des volets majeurs de l’œuvre, en prend en quelque sorte la suite de façon éminente.  

Dominique Vergnon

Tine Luk Meganck, Sabine Van Sprang, Bruegel et l’hiver, 300 illustrations, 240 x 300, Actes Sud, octobre 2018, 352 p. -, 59 euros.

 

 

Aucun commentaire pour ce contenu.