Dali le Divin, une vraie biographie pour un personnage invraisemblable

Peut-on écrire encore sur Dali, si connu et qui paradoxalement, semble encore inconnu, ou mal connu, ce qui est plus grave ? Les facettes de ce diamant sont nombreuses. Pourtant l’éclair et l’éclat de la pierre s’unifient avec ces pages qui à leur tour réfractent autour de cette gemme de nouveaux brillants. A leur lecture, si des ombres subsistent, on comprend mieux en tous cas l’auteur du Buste de femme rétrospectif (1933) et de L’Enigme sans fin, (1938). Les secrets d’un labyrinthe ne sont jamais épuisés. Folle tentative que celle d’approcher cet immense séducteur, qui désacralise tout et se rend à lui-même un culte total, qui ne méprise rien et aime tout et d’abord Gala, la belle Gala, sa muse qui l’ « a guéri de toutes les angoisses », qui capte dans ses rets le surréalisme, qui mystifie et déroute à plaisir, qui adore sa mère et s’affronte à son père qui le chasse un jour de la maison familiale, qui eut en somme et surtout cette impertinence impériale propre aux génies. Parler de Dali, raconter et expliquer Dali, tentation, défi, pari ? Thierry Dufresne est entré à l’intérieur du mythe, du système, de la galaxie, de la constellation, de cet amas d’étoiles filantes, en explorateur, en ami, en admirateur, en témoin de cette révolution esthétique que l’homme aux yeux de braise et aux moustaches effilées comme deux épées noires - c’est la photo qui orne la couverture du livre - a créée, entretenue, faite tourner, arrêtée et relancée à son gré. Il emmène ses lecteurs en guide attentif qui a les clés de ces Pléiades. Dali qui avait aussi ses fragilités est un homme fort et sûr de lui. Il agaçait, il étourdissait, il survolait, s’aplatissait aussi. Les anecdotes qui circulent à son sujet sont infinies, fabuleuses, véridiques, faussées, révélatrices. Vers la fin des années soixante-dix, il avait osé évaluer ses pairs et non des moindres : Léonard de Vinci, Ingres, Mondrian, Picasso entre autres. Il nota leur technique, leur inspiration, la couleur, le génie. En fonction des critères retenus, il calcula une moyenne. Le grand Léonard eut 18,4, le célèbre Manet eut 4,1, Mondrian obtint 0,6. Picasso se vit attribuer un 2 en mystère et un 16 en composition. Quelle audace !


Dali est inclassable, insurpassable. Ses talents l’ont rendu « criminellement riche », comme il se plaît à le dire. Il défie les philosophes et nargue les journalistes, il scandalise les bonnes gens et enthousiasme la jeunesse. N’a-t-il pas rejoint la Sorbonne où il devait prononcer une conférence dans sa Rolls-Royce blanche garnie de choux-fleurs ? N’est-il pas sorti du métro Bastille, en 1968, tenant en laisse un tamanoir ? Il fait tirer le canon quand il quitte en bateau la baie de Cadaquès où il réside et sème le fond de sa piscine, pour la plus grande frayeur de ses invités, de milliers d’oursins. Mais une plaque de verre peu visible posée au dessus des piquants protège les pieds des hôtes. Un mot, un geste, une apparition, il déclenche aussitôt une curiosité planétaire. Ses élucubrations sont tour à tour paradisiaques et infernales. On pensait parfois que ce serait un cataclysme que de l’exposer et pourtant, à chaque fois, cet homme fastueux et fabuleux qui s’intitulait « le petit cousin germain de Bosch », « excentrique et concentrique », créait l’événement. Un personnage prisonnier de sa propre légende ? Un comédien suffisamment libre pour braver les jugements ? Ce fut là son drame et sa chance. Ne nous y trompons pas. S’il calculait en stratège ses effets, Dali travaillait beaucoup, copiant les maîtres d’autrefois, s’abreuvant à toutes les cultures possibles, lisant Proust, conquérant de haute lutte cette incohérence apparente qui lui faisait débusquer et balayer tous les monstres de l’inconscient si prisés des psychologues. Que dire de sa peinture, autant impudique, irrationnelle, hallucinée que vive, fulgurante, subtile, d’un modelé très plastique et d’une lumière superbe ? Sa plus belle œuvre avait dit un critique, c’est d’avoir été son propre chef-d’œuvre.


Le peintre fantasque a été d’une constante fidélité à ses principes, à son amour pour sa femme, à son pays. Il est allé au bout de lui-même et de ses convictions. C’est pour cela d’ailleurs qu’en 1934, à la suite de la présentation aux Indépendants de son tableau L’énigme de Guillaume Tell, diaboliquement éclairé à l’oblique, où l’on voit une caricature de Lénine, « la fesse anamorphique, panifiée et molle du bout », il est exclu du mouvement surréaliste. On ne lui pardonne pas ses incartades. Sur ce point précis, son dialogue avec Breton est extraordinaire ! Ce dernier, décontenancé, ne pouvant le condamner, finit par admettre que le jeune iconoclaste espagnol s’est installé avec une justesse inouïe dans l’absurde le plus total. Aux accusations du tribunal de compères devant lequel il doit comparaître, Dali rétorque qu’il n’hésiterait pas à peindre son rêve amoureux avec lui, Breton, « en couleurs instantanées et à la main ». Ce jour-là, Salvador Dali, si fin d’ordinaire sous son opulente chevelure d’ébène, était apparu presque énorme, gonflé, épaissi. Il portait sept chandails qu’il enleva un à un à mesure que les accusations pleuvaient et qu’il lança à la face de ses collègues médusés, réplique après réplique, pour apparaître enfin tel qu’en lui-même, mince et souriant.


En abordant aux rivages troubles de l’irréel et du bizarre, l’artiste n’eut de cesse de déranger. Il utilisait pour cela une large palette dominée par des verts de venin, des jaunes de soufre, des bruns de géhenne, moirant les tons, mêlant les repères, imbriquant sur une même toile un lévrier, un paysage, un compotier, le squelette d’un poisson. Mais il donna à nos cauchemars une seconde vie plus étincelante, informulée certes mais moins oppressante. Comme Magritte qui tout à l’opposé mena une vie sage et peignait dans sa cuisine, Dali s’amusa du choc des objets, des raccourcis stupéfiants, entretenant ainsi, au-delà de l’onirisme facile, une ambiguïté réfléchie. S’il tournait en dérision les trop sérieux principes de la société, il sut se moquer des autres en se brocardant d’abord lui-même. De toute façon, il vivait « baigné dans un bol de bonheur ». L’humour corrosif s’alliait chez lui à une sensibilité de poète. « …Sous la déchirure du nuage noir qui s’éloigne, la balance invisible du printemps oscille dans le ciel neuf d’Avril ».


Il touchait à tout, en illusionniste qui décompose et recompose à volonté les formes. Au filtre de ses mensonges, passait une vérité bien à lui. Il provoquait nos raisonnements quotidiens en proposant à notre regard fasciné des objets neufs, surgis de rivages asséchés ou de déserts lunaires. Du rire, un constant délire naissait. La démence proposée comme règle à notre sagesse pour abuser d’elle ! Dés le départ, ce fils de notaire avait subtilisé notre « système de mesure rationnel, rétréci et fixe » pour le métrer à l’aune de ses divagations expansives et mouvantes. Partant, plus rien ne coïncidant avec rien, il ne pouvait y avoir arbitrage à cette partie de cartes faussée faute d’atout. Le temps qui ronge comme avec des dents la pâte des jours, le bousculait, lui autant que les autres. Mais il s’efforça de le dominer en le désarticulant. La troisième dimension avait toujours tenté Dali. Une sculpture nommée Le Profil du Temps nous renseigne sur son rapport avec cet instant négateur et cette durée espérance. Sur la fourche d’un arbre dont les racines torses s’agrippent à la terre, un cadran s’affaisse, s’amollit, s’alanguit. Il est six heures, immuablement. Saint Augustin disait qu’il fallait remplir chaque goutte du temps. La montre elle aussi se termine par une goutte, figée dans le bronze. L’objet n’est pas dans l’espace, c’est l’espace qui s’arrête à l’objet. « La matérialisation de la flexibilité du temps et de l’indivisibilité de l’espace, c’est un fluide ». Signé qui ? Signé Dali. Un jour, il dessina une étonnante composition, nourrie de centaines d’éclats agencés avec science, évoquant sans le définir exactement un visage immatériel et néanmoins apaisé. Il l’appela La tête nucléaire d’un ange. Toute sa réalité est là, mais par fragments. L’œil peut y retrouver son compte même si la pensée y a perdu sa logique. Il n’y avait plus de contorsion psychanalytique, d’obsession calculée, plutôt un « apaisement entropique ». C’était, à sa façon, un message pour dire que l’humanité se sauverait « en orientant vers le haut les fonctions de l’esprit ». Figueras a fêté comme il se doit son enfant prodigue et son peintre prodige.


Cette biographie en partie double se veut « un aller-retour permanent de la vie à l’œuvre et de l’œuvre à la vie ». Comme dans toute action comique, ce qui compte, c’est la chute. Ce livre à cet égard percute sur tous les faits qui ont construit l’armature du personnage Il ne faut pas en effet dissocier ces deux piliers, cette conjonction espace-temps car « l’artiste fait œuvre et celle-ci fait partie de sa vie ». L’auteur le rappelle avec à propos dès le début. Il apporte à tous ceux qui apprécient Dali, à ceux qui ne le connaissent pas, à ceux qui se méprennent à son endroit un large et bel éclairage. Avec de nombreux exemples à l’appui, il montre cette progression croissante vers la singularité multiforme de son existence et de son legs. Il analyse cette ambigüité visuelle » qui déroute et séduit tout autant. Il explique les étonnantes « relations que le cerveau fertile et paranoïaque de Dali ne cessait de tisser entre les réalités les plus distantes, le seul point commun étant lui-même». Pas d’hagiographie pour le Divin, l’hommage d’un fidèle.


Dominique Vergnon


Thierry Dufrêne, Salvador Dalí, double image, double vie, 16 illustrations, 16x23,5 cm, Hazan, octobre 2012, 280 pages, 27 €

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