Samuel Beckett, Molloy : Le vagabond ratiocinateur

Ce roman est un météore. Rien ne le prédispose à percuter la terre. Pourtant, il ne peut que toucher certains de ses habitants.
Il se décompose en 2 parties: d'une part, l'errance morne et pénible de Malloy, vagabond infirme; d'autre part, l'expédition de Moran, détective privé, lequel est missionné pour rechercher Molloy.

Ce qui relie les 2 versants de ce livre est le mode de narration inédit qui déstabilise par son étrangeté. Beckett invente une nouvelle façon d'écrire dans le sens où le narrateur semble habité par plusieurs voix, parmi lesquelles celle de l'incertitude ainsi que celle de l'auteur qui n'hésite pas à objectiver et diriger à sa guise le récit.
A ce titre, il s'agit moins d'un roman que d'un essai proprement dit. En effet, les tâtonnements, les hésitations, les doutes du narrateur confinent à l'exercice métaphysique. Le principe de contingence y est porté à son paroxysme.

Beckett tisse avec maestria une oeuvre singulière, absurde, burlesque, aux rebords lugubres et angoissants. Il jette Molloy dans les rets d'une solitude irréductible et d'une impuissance monumentale.

Mais qui est véritablement Molloy ?

Un être dénué de dessein, hormis celui de revenir à l'origine et à la mère, un être délivré du besoin, hormis celui de revoir coûte que coûte son village.
Il est à la fois stupide et érudit, attardé et philosophe, dément et lucide, indifférent et observateur !
Il ne sait qu'errer. Indéfiniment.

Moran, à l'inverse, semble sociabilisé. Il est un bourgeois puritain qui travaille et se rend à l'église. Il vit avec son fils et sa bonne avec lesquels il entretient des relations âpres, orageuses qui virent parfois au burlesque.
Toutefois, dès qu'il se lance à la recherche de Molloy, il devient lui aussi un errant, une sorte de zombie dont les capacités physiques périclitent à vue d'oeil.

Beckett tendrait-il à suggérer que, sous le vernis social, il y a du Molloy en chacun de nous ?
Quoi qu'il en soit, d'après ce texte, le destin de l'homme ressemble à une errance sans fin, un aller-retour incessant et schizophrène entre la quête de soi et le magnétisme des repères.
La futilité, l'indétermination et la confusion des aspirations et des considérations de Molloy, puis de Moran, contribuent à construire un labyrinthe existentiel dans lequel chaque homme est voué à s'égarer mais aussi dans lequel la condition humaine fondamentale se cristallise et s'exaspère.
L'homme est clairement limité, de par la faillibilité de son enveloppe corporelle et de ses carences intellectuelles; or, il est jeté dans un espace-temps illimité. Son parcours prend la forme d'un cercle restreint au sein duquel il se pose toutes sortes de questions sans réponses.

Molloy est un carrefour où Shakespeare "Etre ou ne pas être, telle est la question", Charles Juliet "On ne peut rien affirmer, simplement errer de question en question", Cioran "L'interminable est la spécialité des indécis" et Mircea Eliade "L'exilé doit être capable de pénétrer le sens caché de ses errances et de les comprendre comme autant d'épreuves initiatiques qui le ramènent vers le centre" se croisent.

2 commentaires

N'est-ce pas plutôt "ratiocinateur" ?

Merci Pauline