Le ghetto intérieur ou la résilience silencieuse

La question de la mémoire est au centre de notre avenir, et les modes actuelles de négation de l’Histoire et de sa transformation au service de causes plus ou moins fumeuses entrave le respect des morts. Plus jamais ça, brandi comme un mantra par des politiciens corrompus ne sert à rien puisque, si la Shoah est unique dans l’histoire de l’humanité, il s’avère que le concept fut repris au Cambodge, au Rwanda et ailleurs car, comme le dit Michel Warschawski, que l’on tue un homme ou un million en fonction de sa race ou de sa religion, c’est un crime contre l’humanité. Le nombre ou la manière ne justifie pas l’indignation, c’est la raison de l’acte qui prime. Et aujourd’hui, justement, on bascule de plus en plus vers une indifférence de l’acte isolé pour ne s’indigner que de l’action de masse.  
Si le sujet est pesant, et parfois difficile à aborder par l’image (documentaire, fiction, reportage) la lecture ouvre une voie plus adaptée à cette introspection dans les abysses des possibles maux qui nous côtoient. L’écriture apaise l’indigne révélation et entraîne une acceptation plus normale de cette vérité complexe, plurielle, ambiguë, floue parfois dans ses explications, ses raisonnements, ses interprétations mais unique dans ses faits avérés, ses trahisons, ses omissions…  
Ainsi en sera-t-il de la question juive si complexe qu’elle se subdivise en autant de Juifs, chacun ayant sa propre manière d’être juif – ou pas. 
Vicente avait fait partie de cette bourgeoisie éclairée qui en avait eu assez d’être juive si être juif signifiait se vêtir toujours de noir et être un peu plus archaïque que son voisin. Les Juifs d’Europe étaient assimilés à 90%, ils étaient Allemands, Polonais, Russes, Tchèques, etc. avant d’être juif ; ce que les extrémistes sionistes ne supportaient pas, car leur vœu de faire migrer tout ce beau monde à Madagascar puis en Palestine n’avait que peu d’écho. Ce qu’explique très bien Michel Warschawski dans son livre Sur la frontière (Stock, 2001, prix RFI, témoins du monde) : l’on vit ainsi collaborer, à la fin des années 1930, le Congrès juif mondial et les nazis pour forcer les Juifs assimilés à renoncer à leur nationalité allemande et à partir. Jabotinsky ira même jusqu’à promulguer les lois raciales juives en miroir des lois raciales nazies, avec le même corollaire (interdiction de se marier à un goy, etc.) et les mêmes effets dévastateurs que l’on sait, allant jusqu’à demander aux Alliés de ne pas bombarder les voies de chemins de fer menant aux camps, car n’ayant aucun combattant, la future Israël se devait de payer le prix du sang pour avoir son pays, et sous-entendu immonde (qui brisa le grand rabbin de Slovénie quand il reçu la réponse négative de New York en 1944) que ce n’était pas si grave puisque ce n’était que des (mauvais) Juifs qui n’avaient pas voulu fuir… 
Car au fond, comme le montre si bien Santiago H. Amigorena, être juif pour la majorité d’entre eux, c’est aussi banal qu’être catholique, protestant ou athée, ce n’est qu’un bagage culturel comme un autre. C’est comme si cette origine juive était une grosse valise qu’il allait falloir se trimballer pendant toute (votre) existence. Une grosse valise pleine de vieux manuscrits écrits d’une écriture illisible […] d’une langue qu’on ne parle même pas ! […] On est juifs. Mais on ne sait pas ce que c’est.       
Vicente ayant fui en 1928 sa famille trop rigide, une mère trop présente, pour l’Argentine, le voilà qui sombre dans une crise de culpabilité quand il apprend le sort des siens restés à Varsovie, et rumine sa lâcheté à n’avoir pas su trouver le moyen de les faire venir avant que l’irréparable ne se produise : la déportation à Birkenau. Alors il s’enfermera dans le silence jusqu’à la fin de la guerre, jouant au poker l’argent qu’il gagne, tentant par tous les moyens de s’oublier, de nier le présent, de se punir de n’avoir pas été. Mais de ne pas avoir été quoi ? qui ? La vie possède ses mystères qui font que l’on est rarement au bon moment au bon endroit…
Jamais Vicente ne voudra que sa famille vive dans la cruauté de la mémoire.
Ce travail de mémoire qui se fait par les mots, mais quel mot inventer pour décrire l’impensable ? Génocide, holocauste ? Si le premier fut inventé par un Juif polonais en 1944, terme hybride composé de grec et de latin, holocauste existe et signifie un sacrifice à des dieux, donc tuer des Juifs serait un sacrifice fait à certains dieux pour leur demander certaines choses ? Concept pas si absurde à la lecture de l’extraordinaire Sens de l’Holocauste – Jouissance et sacrifice de Sergé André, livre-clé, livre absolu sur le mal qui sommeille en l’Homme, livre d’ailleurs qui tua son auteur, emporté par une dépression nerveuse, preuve que s’approcher, aussi, de trop près du soleil noir n’est pas la chose à faire…
Folie meurtrière qui emportera aussi bien victimes que bourreaux comme le dépeint magistralement Les Bienveillantes dans un roman-somme de l’humanité enfermée dans ses contradictions et ses desseins théoriques au-delà de toute universalité avouée, preuve supplémentaire de la formidable machine de destruction massive qui sommeille dans l’âme perverse des humains.
Et malgré tout, il faut se lever chaque matin. Dans quel but ? Si quelqu’un connaît la réponse, écrire à la rédaction… 

François Xavier

Santiago H. Amigorena, Le ghetto intérieur, Folio, février 2021, 192 p.-, 7,50 € 

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