"L'An dernier à Jérusalem" : Israël, derniers feux, de Myriam Sâr aka Sarah Vajda

Israël, derniers feux. Le ton est donné dès la première page. L’An dernier à Jérusalem met en scène l’État hébreu face à son histoire, ses contradictions et ses espoirs vaincus à l’heure de son auto-dissolution.

Loin de tout manichéisme, ce roman d’anticipation ne prêche ni le pro ni l’anti, mais propose une réflexion poétique, un chant plein de fièvre autour de la possibilité la plus sombre, à travers une poignée d’individus, en bout de chaîne, après un siècle d’aventure collective tourmentée.

« Nous n’étions pas prêts. »

Constat d’échec, dont acte. L’ordre est donné d’évacuer le territoire. Les raisons de cette fin programmée sont multiples. Une fin qui se veut rationnelle, celle du pays rêvé, dans lequel l’avenir est devenu suffocant, notamment pour une grande partie de la jeunesse. Une fin réfléchie, pesée, devant les tensions internes, les menaces externes, devant la lassitude, l’isolation physique, médiatique et principalement devant la défaite de la narration ; les victimes d’alors devenues aux yeux de l’opinion publique les oppresseurs et les bourreaux vont mettre la clé sous la porte. Retour en diaspora.

« Chacun estimait que son parti avait œuvré pour que la chose n’arrivât pas et la chose était arrivée. »

Sur la forteresse de Massada, symbole historique de la résistance à Rome, les soldats de Tsahal enterrent le drapeau frappé de l’étoile de David et scandent les noms de ceux tombés pour le pays. En écho à l’épisode du siège et de l’assaut de la Legio X Fretensis contre cette même forteresse quelques siècles auparavant, certains évoquent le suicide, la destruction. Que laisser de ces villes, de cette terre, de ce sable chanté par le Gainsbourg de 1967 ? Quand certains songent à faire table-rase, à dynamiter la centrale nucléaire dans un immense bras d’honneur, d’autres implorent de ne toucher à rien, de s’en aller en paix.

Si la guerre de l’information est perdue depuis longtemps il sera peut-être encore temps de briser le cercle vicieux, sans un bruit. Les paroles de la conférence de Durban à propos d’Israël ont encore un goût amer pour la jeunesse. Et c’est du cœur de cette jeunesse que parle la narratrice. Une jeunesse dont les aspirations s’alignent sur un Occident avec qui le dialogue semble rompu ou du moins sévèrement troublé.

Lorsqu’en haut-lieu l’ordre d’évacuation est donné, une troupe de théâtre se prépare à jouer sur scène L’Orangeraie, double contemporain de La Cerisaie de Tchekhov où une famille se voit dépossédée d’un merveilleux domaine. Un coup de feu répond à l’autre. Le théâtre est à l’échelle d’une nation. Le microcosme des comédiens devra composer dans l’urgence avec la nouvelle donne. Les drames du quotidien sont happés par la grande histoire. Le dérisoire retrouve un sens ; occasion de correspondances, de résonances internes, de réconciliations dans la rupture. On se retrouve sur la terre des ancêtres. Budapest. Entre autres. Plus loin, la scène, de nouveau, de l’autre côté de l’Atlantique, lieu de toutes les re-créations.

« Comme nous n’avons qu’un père, nous n’aurons qu’un pays, dont l’exact poids apparaît à l’instant de leur disparition. […] Pourquoi faut-il toujours que la perte soit la seule, l’unique mesure des choses ? L’aune, la jauge. »

Les personnages touchent par leurs failles, leur désespoir assagi, voisin d’un certain détachement digne face au vertige, même si leurs propos semblent désincarnés, comme autant d’inflexions, d’accents, ne formant qu’un seul chœur où se mêlent aussi les grandes voix du passé. Une parole collective, épique, articulée autour d’un rêve que l’on saborde parce qu’il n’a pas tenu ses promesses.

Épique aussi, cette écriture dense, chargée de références, électrique, foisonnante, riche en trouvailles, jouant sur les sonorités, les baroqueries de la langue et des langues, jusque dans les sursauts, les syncopes rythmiques où, çà et là, répondent des sections à la ponctuation abolie comme le fil d’une pensée ; un texte propice à la déclamation, incantatoire parfois, L’An dernier à Jérusalem parvient à se placer à la fois dans une grande tradition orale et à l’avant-garde avec un goût certain pour l’audace.

« Faute de mythes, les empires et les civilisations meurent et à l’ère du soupçon, nul ne saurait résister. Déniaisés, voilà tout le poème. »

Une vraie réussite qui ne dit pas son nom dans le paysage actuel, au risque de perdre certains lecteurs en route, notamment pour ceux qui voudraient tout déchiffrer du premier coup. Mais comme un chant, il n’est pas nécessaire d’en saisir toutes les subtilités pour tomber sous le charme. À lire ce roman de Sarah Vajda, à qui Myriam Sâr – voix d’un futur peut-être en territoire d’Uchronie – a confié son histoire, on pourra, en retour, méditer sur ces vers du poète Patrice de la Tour du Pin : « Tous les pays qui n’ont plus de légende / Seront condamnés à mourir de froid... » Tout est là.

Arnault Destal

Myriam Sâr (alias Sarah Vajda), L'An dernier à Jérusalem, Les Provinciales, septembre 2011, 151 pages, 16 €
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