Sébastien Lapaque & le dossier de l’Immonde

On ne sait jamais tout ce que l’on doit à une attachée de presse, car dès qu’elle vous a mis à nu elle sait quel livre vous envoyer ; aussi lui suis-je éternellement reconnaissant de m’avoir fait croiser la route de Sébastien Lapaque qui m’a procuré un incommensurable plaisir de lecture, une saveur délicate et un tantinet piquante qui n’est pas sans me rappeler l’extraordinaire Dossier M de Grégoire Bouillier.
Avec un jeu profond des métaphores et des références, puisque ici le narrateur se nomme Lazare et que sa Béatrice vient de le quitter quand il prend la plume : un départ déguisé en visite aux parents de province.
Construit aussi en trois parties, cette Divine comédie 2021 nous entraîne sur les pas de Lazare qui traversera l'enfer puis le purgatoire avant de renaître. Phénix métrosexuel sans le savoir, il s'emploiera, les premiers jours, à tenter de redécouvrir le monde qui l’entoure, projet délicat quand on habite Paris depuis qu’Anne Hidalgo a entrepris de la vandaliser en paradis pour bobos et refuge aux migrants…
Pourtant ce monde est beau malgré tout dès que l'on s'arrête sur les détails comme ces nuages que Lazare refuse de nommer ainsi avec ses élèves mais les invite à en préciser la famille : cirus, cumulus... afin de prendre le temps de noter cette beauté du monde à côté de laquelle nous passons tous les jours sans la voir. Oui, le monde est beau, tellement beau que l’on ne parvient pas à comprendre comment pourquoi nous en sommes arrivés là, comment en vingt ans nous avons détruit cent ans de culture, de beauté, d’humilité, de communion avec la Nature pour tout sacrifier sur l’autel de la rentabilité… subjugués par l’idéologie dominante nous avons livré la Terre à l’Immonde : l’infantilisation généralisée et un abrutissement systématique. 

Lazare est agrégé de géographie et enseigne dans un lycée parisien, la quarantaine arrivant il fait son bilan de vie : quatorze ans avec Béatrice mais pas d’enfant, un manque qui risque bien de lui coûter son couple ; aussi va-t-il s’enquérir d’autres possibles auprès de deux amis d’une dizaine d’années plus âgés, un professeur de philosophie aux méthodes peu orthodoxes et un traducteur érudit qui vit reclus dans son maison de Versailles – et n’arrête pas de vilipender la mentalité de ses voisins –, qui lui apprendront que nos yeux sont faits pour voir des êtres invisibles et que nous sommes faits pour aimer des choses impossibles. 

Peint dans une langue pleine de gouaille, d’irrévérence et d’humour décalé, le roman de Sébastien Lapaque ouvre la question du bonheur, du sens de la vie, de cette quête de la grâce qui nous habite et dont nous ne parvenons pas à trouver de réponse. Le bonheur serait alors une science ? Sa recherche une discipline : c’est ce que veut nous faire croire l’industrie mondiale qui déversent par an des centaines de livres sur le bien-être pour nous conditionner, surtout dans le monde anglo-saxon et en Chine ; le gaulois réfractaire résiste encore à cette mode abrutissante, mais pour combien de temps ? 
Car l’Immonde est partout et sait se servir de la presse hebdomadaire pour détruire les cerveaux en noyant les lecteurs sous des titres qui parlent d’eux-mêmes : Je suis fidèle, c’est grave ? ; Quelle place tient le sexe dans votre vie ? ; J’ai envie de me faire une frange ; Ma retraite, j’y pense dès maintenant ; Sept raisons de kiffer sa vie en solo… 

Le XXIe siècle des GAFA concourt à la dépravation de la volonté pour atteindre le désir en abreuvant l’internaute du concept de la vie parfaite et de l’égalité à portée de mains dans la bienveillance partagée ; mais la perfection engendre l’ennui d’où découle la jalousie qui sert le mal : dans notre monde de perfection technologique où plus aucune surprise n’est permise, l’envie est profondément liée à l’ennui. Et la perfection, c’est chiant ! Or le mal n’étant qu’un défaut, il ne peut avoir de vraies causes ; étant une corruption du bien, il agit toujours sur un bon fonds qu’il parasite
Je n’aspire pas au destin d’un homme-machine, et je pense que vous aussi sinon vous ne seriez pas en train de lire cette chronique, aussi nous devons recouvrer le goût de l’aventure, du risque, nous confronter au réel, à sa cruauté et non plus nous cacher derrière le principe de précaution ! Il suffit de subir la pensée des années 1970 globalisée dans un monde uniquement commercial. Je hais la déconstruction, le relativisme et l’inculture contemporaine tout comme Lazare, je n’en peux plus de vivre dans un monde délabré, un monde où tout est faux… 

Il faut se réveiller, voir la manipulation des esprits sous couvert de bonnes intentions quand ce n’est que la susurratio qui s’applique, un pêché très grave relevé par Thomas d’Aquin : cette discorde entre les amis, cette zizanie semée à dessein pour briser la possibilité de toute entente, afin de rendre vain la possibilité d’une fin commune. Bienvenue à la guerre des mondes. L’islamisme a ouvert des brèches, il y a peu à attendre avant que tout l’édifice ne s’effondre puisque il est plus urgent de parler de genre que de civilisations, d’histoire, de nations, de peuples, et de cultures… Quelle imposture que ce mirage imposé en dogme par la propagande occidentale d’un monde unifié autour d’une morale planétaire, citoyenne et éco-responsable… Mais la bêtise en vente libre dont la jeunesse raffole en formant des hordes d’écervelés qui vont dans le monde comme un cadavre descend le fleuve en se gavant de violence gratuite au cinéma sans plus jamais ouvrir un livre laisse entrevoir des lendemains qui déchanteront vite. 

Comment avons-nous pu laisser faire ce génocide des rêves ? Que s’est-il passé pour qu’en vingt ans les rêves des petites filles et des petits garçons furent étouffés en eux ? Avec des jeux électroniques consistant à lancer des oiseaux sur des cochons ou à apporter des bonbons à des grenouilles, voire à élever un animal digital. Avec des programmes scolaires qui nient le passé, avec une propagande insidieuse, une industrialisation forcée, un déni de la Nature… Lazare ira passer un été en Bretagne dans une forêt avec un bucheron-jardinier qui vit isolé, prends son petit-déjeuner rituellement en écoutant une pièce de Bach en boucle, cultive son potager, travaille la terre avec des chevaux ; reconnaît que les arbres étaient là avant lui et le seront après. Nos ancêtres géraient la forêt sur trois siècles quand nous en sommes venus à la ferme des mille vaches pour produire toujours plus, et tuer la terre avec les pesticides quand la lecture des plantes suffit à savoir ce qu’il faut faire. L’homme n’est pas le contrôleur de la Nature, il n’est que l’invité mais la noirceur de son âme a renversé les rôles, a déchiré le tissu écologique qui nous relie aux animaux et aux végétaux.
Lazare fera la connaissance d'un moine qui le (re)conduira vers les Écritures et lui apportera les réponses qui ont toujours été en lui mais qu'une vie trop vite consommée lui avaient empêché de reconnaître. Retour vers une foi qui n'est plus organique ni dogmatique mais seulement Joie, pur esprit dans la croyance d'un bonheur interne, d'une réponse en soi, toujours présente depuis l'origine mais qui demande à être accompagnée vers la lumière.
Baigné d'une joie sincère et d'une confiance en demain malgré tout, Lazare saura comment combattre ce mal qui ronge les esprits et corrompt le monde car le démonique nous a divisé. Le culte dément rendu à la marchandise montre qu’il revêt une dimension sacrée négative. Juchée sur l’enclume de l’argent qui écrase le monde, sa puissance de ténèbres a rendu incompréhensibles l’expérience religieuse, le sacrifice héroïque, la fidélité à la promesse. Partout sur la terre, elle a fait des individus des petites choses esseulées, à vendre ou à louer, avant de crever.  

Réveillez-vous. Jetez vos tablettes, partez en forêt, écoutez Bach.
Laeti bibamus sobriam ebrietatem Spiritus… Savourons en toute allégresse la sobre ivresse de l’Esprit.
Et lisez Lapaque, écrivain de l'année 2021 !

 

François Xavier 

 

Sébastien Lapaque, Ce monde est tellement beau, coll. Domaine français, Actes Sud, janvier 2021, 336 p.-, 21,80 € 

Aucun commentaire pour ce contenu.