Sénèque, Théâtre complet, deux Sénèque pour le prix d'un

Le Théâtre complet de Sénèque (trad. de Florence Dupont) est si complet que c’est aussi une excellente introduction à la philosophie stoïcienne.

Il y a une quarantaine d’années, la famille Sénèque se composait encore de trois cartes. Il y avait Sénèque le Père, dit le Rhéteur, juriste coupeur de cheveux en quatre capable d’envoyer au tapis n’importe quel avocat de série télévisée américaine. Il y avait Sénèque le Fils, dit le Philosophe, le plus connu. Et enfin Sénèque le Tragique, auteur d’un certain nombre de pièces de théâtre inspirées, comme c’était l’usage à Rome, de pièces grecques. On ne savait pas très bien quoi faire de ce « numéro trois ». Certains ne voyaient en lui qu’un simple homonyme des deux autres.

Aujourd’hui, il ne reste plus que deux cartes, les érudits qui nous gouvernent ayant décidé, sinon établi, que le Philosophe et le Tragique n’étaient qu’une seule et même personne. Mais, pour être franc, ce qui nous étonne dans cette affaire, ce n’est pas cette « fusion », c’est le temps qu’il a fallu avant qu’elle ne se fasse. Certes, nous ne sommes pas spécialiste de l’établissement des textes anciens, et encore moins de leur génétique, mais quiconque a lu un ou deux dialogues de Sénèque le Philosophe sent bien que de nombreux personnages imaginés ou repris par Sénèque le Tragique semblent, tel Néron, avoir suivi — et avec un profit bien plus grand ! — l’enseignement de Sénèque le Philosophe. Cette obstination à voir deux auteurs là où il n’y en avait qu’un est sans doute du même ordre que la réticence de certains critiques à voir dans Shakespeare, vulgaire histrion, l’auteur des pièces de Shakespeare, ou dans Molière autre chose que le prête-nom de Corneille ou de Louis XIV. On n’a pas attendu le XXe ou le XXIe siècle pour en vouloir aux « cumulards », surtout quand ils cumulent du génie. En outre, même quand l’idée s’est imposée que le Tragique n’était autre que le Philosophe, on s’est interrogé sur les qualités dramaturgiques de son théâtre, d’aucuns assurant qu’il n’avait jamais été joué et qu’il était comme la première version du « théâtre dans un fauteuil » cher à certains romantiques.

Il est vrai que Sénèque préfère souvent raconter plutôt que de montrer. Mais cela est précisément la marque de son « système » et la mise en pratique de cette tendance stoïcienne à envisager le monde comme theatrum mundi. Il n’y a point d’autre réalité, finalement, que notre perception de la réalité, et notre malheur, par exemple, dépend le plus souvent de l’importance que nous voulons bien lui accorder. Sénèque le Philosophe/le Tragique avait bien compris, bien avant l’invention des films d’épouvante, que ce qui compte vraiment dans un spectacle, ce n’est pas ce que nous voyons — c’est ce que nous croyons voir. Dans son Œdipe, il ne nous montre pas Œdipe sur scène en train de se crever les yeux. Il fait raconter l’épisode par un messager, mais sans véritable nécessité dramaturgique, puisque ce récit a lieu quelques minutes seulement après l’événement. Seulement, le récit nous fait « voir » ce que nous n’aurions jamais vu autrement — Œdipe plongeant ses doigts jusqu’au fond de ses orbites pour éliminer tous les nerfs, tous les lambeaux de peau, tout ce qui pourrait rappeler qu’il a eu des yeux. Nous avions utilisé ce texte dans une classe d’hypokhâgne comme illustration d’un cours sur « rhétorique et pouvoir de la parole ». Nous n’avons jamais pu le lire jusqu’au bout : à mi-parcours, deux élèves — et de sexe masculin, qui pis est ! — s’évanouissaient.
Cette horreur n’est pas gratuite  chez Sénèque : produite par l’homme lui-même, elle participe de la marge de liberté que le fatum veut bien nous laisser. Car on sait que c’est cette quadrature du cercle que s’efforcent constamment de résoudre les stoïciens : d’un côté, tout est déjà déterminé, et nous ne pouvons pas faire grand-chose pour modifier le cours des événements ; mais d’un autre côté, il n’est jamais trop tard pour que, ne serait-ce que par une simple réflexion, nous conférions un sens, le sens de notre choix, à un événement. Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’il faille donner au mot tragédie, quand nous parlons des tragédies de Sénèque, le sens qui s’est imposé en français depuis le XVIIe siècle, autrement dit celui d’une lutte perdue d’avance, mais que le personnage s’obstine néanmoins à mener jusqu’au bout. Il s’agit, de manière plus vaste et plus vague, d’un « théâtre de la  cruauté » — nombre de commentateurs de Sénèque ne manquent pas de sortir Artaud de leur musette, même si les théories de celui-ci ne sont pas toujours d’une clarté limpide —, cruauté parfois retournée contre soi-même (Médée n’est-elle pas suicidaire lorsqu’elle tue ses propres enfants ?), mais souvent considérée comme le prix à payer pour affirmer la part de liberté dont on dispose encore. Ainsi Œdipe se crève-t-il les yeux, non pas pour se suicider, mais pour échapper au suicide, pour parvenir, comme on dirait aujourd’hui, à une autre dimension, située au-delà de la vie et de la mort. Il serait dans la logique des choses qu’il se tuât quand il découvre qu’il a épousé sa mère et que ses filles sont ses propres sœurs, mais, comme cette situation monstrueuse a été permise, sinon amenée, par la Nature, il entend montrer à celle-ci qu’il peut échapper à ses contraintes, qu’il peut la battre sur son propre terrain et réaliser quelque chose de plus monstrueux encore. De deux choses l’une : ou il continue à vivre, ou il se tue… Eh bien, non : la cécité qu’il s’impose est ce mal étrange qui va lui « permettre » de rester au milieu du monde et des hommes tout en étant détaché de ceux-ci (puisqu’il perd le symbole même de la vie, à savoir la lumière du jour). La cécité volontaire va faire de lui un mort-vivant. Ce n’est pas à proprement parler un happy end, mais ce n’est pas non plus totalement unhappy.

Il n’était donc pas mauvais d’offrir aujourd’hui au lecteur une nouvelle édition d’un théâtre aussi « décoiffant ». Elle est de Florence Dupont, qui avait commencé à jeter le trouble en adaptant il y a une vingtaine d’années pour les Amandiers de Nanterre le texte de Thyeste, terrifiante fête barbare dans laquelle un frère ne craint pas de servir à son frère un plat délicieux composé d’une chair qui n’est autre que celle de ses propres enfants. On sait comment traduit Florence Dupont. Entre la transposition un peu brutale et la fidélité transie à l’original, elle choisit toujours la première solution. Quand des personnages parlent en grec à l’intérieur d’une pièce latine, elle n’hésite pas à les faire parler en anglais dans sa v.f., ce qui ne manque pas de susciter quelques syncopes chez certaines vieilles barbes de l’Université française. Mais tant pis pour ces vieilles barbes, qui ne voient pas au moins deux choses. La première, c’est que ce principe de transposition, même si, c’est vrai, il peut conduire à certains excès, s’inscrit en fait dans une tradition déjà longue des lettres françaises. Quand, au XVIIe siècle, M. Pintrel publie sa traduction des Epistres de Sénèque (autrement dit des Lettres à Lucilius) sous la supervision (et avec la collaboration) de son ami La Fontaine, il n’hésite pas à traduire forum par « la Cour ». Faux sens, bien sûr ! Mais que de temps gagné dans la transmission et dans la lecture du texte ! L’autre raison, c’est que cette transposition visant à faire baigner le texte dans des repères concrets familiers au lecteur est l’héritière directe de la philosophie latine antique. On n’emploie guère le mot philosophus pour désigner en latin un philosophe. Cicéron un peu, et Sénèque beaucoup, préfèrent évoquer la figure du sapiens. Pour montrer, bien sûr, que les Romains n’ont pas besoin d’aller puiser dans le lexique grec pour parler de la philosophie et des philosophes. Mais, parce que, au-delà de ces pulsions cocardières, sapiens (qui est à l’origine un participe présent) se réfère bien plus à quelqu’un qui agit qu’à un individu déjà affublé d’un statut. Sapiens : l’homme qui savoure, qui jauge, qui, comme on dirait aujourd’hui, met les mains dans le charbon. Aussi, répétons-le, Sénèque le Tragique n’est pas un « supplément gratuit » à Sénèque le Philosophe. C’était, après les chapitres théoriques (déjà fortement illustrés d’exemples pratiques, puisque la séparation n’est de toute façon jamais très nette chez les Stoïciens), un vertigineux cahier d’exercices.  

FAL

Sénèque, Théâtre complet, traduit du latin et présenté par Florence Dupont, Actes Sud, octobre 2012, 928 pages, 20,00 €

Contient les pièces :  Phèdre, Thyeste, Les Troyennes, Agamemnon, Médée, Hercule furieux, Hercule sur l’Œta, Œdipe, Les Phéniciennes.
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