Sénèque et la "crise migratoire"

Sang impur


Si nos journalistes consultaient un peu plus les journaux publiés il y a deux mille ans, en particulier Sénèque Soir, ils considéreraient sans doute d’un œil plus serein les questions posées aujourd’hui par les flux migratoires.


« …les imbéciles heureux qui sont nés quelque part. »

Georges BRASSENS


Je ne puis m’empêcher d’éprouver un certain agacement quand j’entends nos journalistes répéter à l’envie depuis plusieurs semaines l’expression « crise migratoire ».. On ne saurait évidemment nier qu’il se passe en ce moment des choses littéralement désespérantes, et la détresse de ces gens qui quittent tout au péril de leur vie ne saurait s’exprimer à travers les mots. Mais tout cela serait un peu moins désespérant si cette expression, « crise migratoire », ne mettait dans l’esprit du public l’idée qu’on a affaire à un phénomène nouveau. Cette obsession du scoop, de l’inédit, de « l’exclu » est l’un des grands maux de notre époque. Parée des atours de l’objectivité, puisque, c’est vrai, elle se réfère à une situation existante, elle n’entraîne pas moins un mensonge ontologique, puisqu’elle contribue à présenter comme exceptionnel, comme contre nature, bref, comme un désordre, quelque chose qui fait partie du grand ordre de l’univers. Et de la condition humaine.

Le texte qui suit est de Sénèque, et est emprunté à sa Consolation à Helvia. Helvia n’est autre que la mère du philosophe. Et comme ferait toute mère digne de ce nom, elle s’inquiète pour son fils. Sénèque, alors même qu’il avait été longtemps l’un des favoris du palais, vient d’être exilé par Néron et se retrouve en Corse. L’île, d’après la description qu’il en fait, ne mérite visiblement pas encore son surnom d’« Ile de beauté ». Dans une pareille situation, on verrait normalement la mère envoyant des lettres à son fils pour le réconforter. C’est l’inverse qui se produit. Naturale est, lui explique le fiston stoïcien. C’est dans l’ordre de la nature. L’univers entier n’étant, comme le dira un peu plus tard Montaigne, qu’une « branloire pérenne », pourquoi s’étonner si l’humanité participe en permanence au branle-bas général ? Soyons honnête. Puisque nous citons ici le stoïcien Sénèque, il convient de rappeler que ce sont les stoïciens qui nous ont appris que la quantité, lorsqu’elle dépasse certains « seuils », finit par entraîner une modification de la qualité. Mais, pour les raisons qu’on vient de dire, il n’est pas sûr que ce changement qualitatif soit ici à proprement parler un changement de nature. La question des migrations n’est préoccupante que parce que la population de la planète se développe d’une manière exponentielle (cet adjectif galvaudé peut être dans un cas pareil employé dans son sens propre). Autrement dit, il est bien possible que le monde soit malade, mais il vaudrait mieux prendre en compte la maladie plutôt que de faire semblant de traiter ses symptômes. Et cette maladie est-elle bien une maladie ? Certains malades sont des bien-portants qui s’ignorent.

On voudra bien ne pas nous excuser si l’extrait qui suit est un peu long. Nous aurions pu le couper un peu, mais il montre, par sa longueur même, que toutes les questions qui se posent aujourd’hui à propos de l’immigration se posaient déjà il y a vingt siècles.

(Je me permets de dédier ce petit article, qui n’est jamais qu’une grande citation, au khâgneux qui vint un jour me reprocher d’être « hors sujet » avec toutes ces vaines allusions à l’actualité que je faisais quand je prétendais expliquer des textes littéraires classiques.)


FAL


(Consolation à Helvia de Sénèque a notamment été publié chez Mille et une nuits, "la petite collection", septembre 2002, 70 pages)


« Voyons ce que c’est que l’exil. Rien au fond qu’un changement de lieu. Pour ne point sembler circonscrire la portée du mot et dissimuler les rigueurs qu’il comporte, j’ajoute que ce changement de lieu est suivi d’inconvénients, tels que la pauvreté, l’ignominie, le mépris, épouvantails que je combattrai plus tard. Je ne veux tout d’abord traiter que cette question : Quelle amertume ce changement apporte-t-il en soi ? Vivre expatrié, dit-on, est une chose insupportable. Eh bien ! voyez toute cette population à laquelle suffisent à peine les demeures de notre immense capitale : la plupart ont quitté leur patrie. Des municipes, des colonies, de tous les points du globe ils sont accourus en foule. Les uns y sont amenés par l’ambition, par les devoirs d’un emploi public, par la charge d’une ambassade, par l’amour du plaisir qui cherche, où la fortune abonde, un lieu commode à la corruption ; certains s’y rendent par goût pour les beaux-arts ou pour les spectacles ; tel y est entraîné par l’amitié, tel autre par ses talents, qu’il trouve à produire dans tout leur éclat sur ce grand théâtre ; celui-ci vient y vendre sa beauté, celui-là son éloquence. Toute espèce d’hommes afflue dans cette ville qui propose de riches salaires aux vertus comme aux vices. Faites comparaître devant vous tous ses habitants ; demandez à chacun d’où il est ; vous verrez que la plupart ont déserté leur pays natal pour la ville, il est vrai, la plus grande et la plus belle du monde, mais qui pourtant n’est point la leur. Après cette Rome, que l’on peut dire la commune patrie, passez en revue les autres villes, il n’en est point qui ne renferme en grande partie des étrangers. Maintenant, de ces contrées où l’agrément du site et l’avantage des lieux attirent le plus de monde, transportez-vous aux déserts, aux îles les plus sauvages, à Sciathos, à Sériphe, à Gyare et en Corse, vous ne trouverez pas de si affreux exil où quelqu’un ne demeure par prédilection. Est-il rien d’aussi nu, d’aussi escarpé de toutes parts que mon rocher ? Est-il un sol plus pauvre en subsistances, une race d’hommes plus intraitable, un site plus repoussant, un climat plus voué aux intempéries ? Eh bien, ici même se rencontrent plus d’étrangers que d’indigènes.

L’émigration est si peu pénible en elle-même qu’il n’y a pas jusqu’à cette Corse qui n’ait enlevé des hommes à leur patrie.

C’est, suivant quelques-uns, un instinct voyageur, et je ne sais quelle fièvre de déplacement qui nous pousse à changer de demeure. Nous tenons en effet de la nature une âme inquiète et mobile, qui ne se fixe jamais; elle se prodigue, elle promène sa pensée dans la sphère du connu et de l’inconnu, toujours vagabonde, ennemie du repos, amoureuse surtout de la nouveauté. Ce n’est pas chose étrange, si l’on considère son principe originel. Elle ne doit point l’être à cette masse terrestre et pesante qu’on appelle le corps : c’est du souffle céleste qu’elle émane. Or l’essence des choses célestes est le mouvement perpétuel : elles fuient emportées par une course rapide. Voyez les astres, ces flambeaux du monde : aucun n’est immobile; ils roulent et changent incessamment de place; déjà entraînés par la marche de l’univers, ils se meuvent d’eux-mêmes dans un sens opposé, voyagent de constellation en constellation, toujours actifs, toujours tendant d’un point à un autre point. Tout n’est que révolution constante, tout n’est que migration et que passage alternatif ; c’est l’ordre de la nature, la loi irrésistible. Après un certain nombre de siècles, le cercle de leurs cours révolu, ils repasseront de nouveau par leur premier chemin. Croirez-vous maintenant que l’âme humaine, formée des mêmes éléments que les corps célestes, souffre à regret le déplacement et les émigrations, quand la nature divine trouve dans une révolution ininterrompue et des plus rapides sa jouissance ou ses moyens de conservation ?

Mais descendez du ciel sur la terre, vous verrez des nations, des peuples entiers changer de séjour. Que signifient ces villes grecques au milieu des contrées barbares ? Pourquoi la langue des Macédoniens se parle-t-elle dans l’Inde et la Perse ? La Scythie et toute cette longue chaîne de peuplades farouches et indomptées vous montrent des cités achéennes bâties sur les rivages du Pont. Ni les rigueurs d’un hiver éternel, ni le naturel des habitants, aussi âpre que leur climat, n’ont détourné des colonies de s’y établir. L’Asie renferme une foule d’Athéniens ; la seule Milet a disséminé en divers lieux une population de soixante-quinze villes ; toute cette côte d’Italie que baigne la mer inférieure fut jadis la Grande Grèce. L’Asie se dit le berceau des Toscans; des Tyriens peuplent l’Afrique, des Carthaginois l’Espagne; les Grecs se sont jetés dans la Gaule, et les Gaulois dans la Grèce ; les Pyrénées opposaient une barrière aux Germains, ils l’ont franchie ; l’inconstance humaine s’est aventurée à travers les pays les plus impraticables, les plus inconnus. Femmes, enfants, parents appesantis par l’âge, on entraînait tout avec soi. Les uns, après avoir longtemps erré, se sont arrêtés moins par choix que par lassitude au premier lieu venu ; d’autres, pour s’emparer d’une terre étrangère, se sont fait un droit de leurs armes ; ceux-ci furent engloutis dans les flots, comme ils voguaient vers des plages ignorées ; ceux-là demeurèrent où le manque de provisions les força de faire halte.

Et tous n’eurent pas les mêmes motifs pour quitter leurs foyers et en chercher de nouveaux. Tantôt c’est une cité détruite ; ce sont ses restes, échappés au fer ennemi, que la spoliation pousse à l’envahissement ; tantôt des proscrits politiques ; ici une population surabondante qui verse au dehors l’excédant de ses forces ; là, l’invasion de la peste, le sol qui fréquemment s’entrouvre, un climat que désole quelque insupportable fléau ; parfois les attraits d’une terre plus fertile qu’exagère encore la renommée ; d’autres enfin s’expatrient pour d’autres causes. Évidemment rien n’est demeuré constamment fidèle à son berceau. C’est un va-et-vient perpétuel du genre humain; c’est chaque jour, sur un cercle immense, quelque rayon qui se déplace. On jette les fondements de cités nouvelles; de nouveaux noms, de nouvelles nations apparaissent, quand d’autres cessent d’être ou s’absorbent dans la conquête d’un puissant voisin. Or toutes ces transplantations de peuples que sont-elles, que des exils en masse ? »

Qu’est-il besoin de vous traîner par de longs circuits, de vous citer Anténor qui bâtit Padoue, Évandre qui crée sur les rives du Tibre le royaume d’Arcadie ; et Diomède et tant d’autres, vainqueurs et vaincus, que la prise de Troie dispersa sous des cieux étrangers ? L’empire romain ne reconnaît-il pas pour fondateur un exilé qui, fuyant sa patrie conquise, traînant avec lui quelques chétifs débris, chassé par la nécessité et la crainte du vainqueur, cherchait au loin un asile et le trouva en Italie ? Que de colonies plus tard ce même peuple n’envoya-t-il pas dans toutes les provinces ? Partout où il a vaincu, le Romain y habite. On s’enrôlait avec joie pour ces émigrations; et le vieillard quittait ses autels domestiques pour se faire colon au delà des mers.

Bien que le sujet n’exige pas un plus grand nombre d’exemples, il en est un que j’ajouterai, parce qu’il est tout sous mes yeux. La Corse a nombre de fois changé d’habitants. Sans trop remonter dans la nuit des âges, nous voyons que, désertant Phocée, les Grecs aujourd’hui fixés à Marseille s’arrêtèrent d’abord dans cette île. On ne sait pas bien quel motif les en a chassés — l’insalubrité de l’air, le voisinage de la trop puissante Italie, ou des côtes peu propres au mouillage ? Car il ne paraît pas que ce soit la férocité des insulaires, puisque les nouveaux venus prirent place parmi les peuples de la Gaule encore barbare et non civilisée. Puis vinrent les Liguriens, puis vinrent les Espagnols, ce que dénote la conformité des usages ; car on retrouve ici la coiffure, la chaussure du Cantabre et quelques mots de sa langue, l’idiome national ayant, dans le commerce des Grecs et des Liguriens, perdu toute sa physionomie. Ensuite deux colonies romaines y furent détachées, l’une par Marius, l’autre par Sylla : tant ce rocher aride et couvert de ronces a de fois changé de population ! Enfin à peine trouveriez-vous une terre habitée aujourd’hui par ses indigènes. Toutes les races ont été mêlées, entées l’une sur l’autre et remplacées successivement. Celle-ci aspire à ce que dédaigne celle-là; une troisième, qui a tout expulsé, est chassée à son tour. C’est l’arrêt du destin que rien ne soit constamment prospère et debout à la même place. »

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