Du nouveau sur Céline : le "Céline ? C'est Ca !..." de Serge Kanony

Que n'a-t-on écrit sur Céline ? Sur l'homme et sur l'écrivain ? Sur son oeuvre ? L'une et les autres ont donné lieu à maintes polémiques dont les bruits s'estompent à peine. A maintes gloses, à maints travaux d'exégèse, tant dans les universités étrangères, singulièrement américaines, que chez nous. Il y a donc quelque témérité à ajouter à cette somme de commentaires un ouvrage de plus. En même temps, cette profusion témoigne de la complexité du cas. Elle prouve que l'oeuvre célinienne est assez polyphonique, voire énigmatique, pour nourrir plusieurs hypothèses, justifier plusieurs interprétations. Car elle est inépuisable.

 

Serge Kanony est un de ces téméraires - le dernier en date - à venir apporter sa pierre à l'édifice. Agrégé des lettres, il a consacré à la critique célinienne des lustres de recherche, à commencer par un mémoire de maîtrise (on disait alors diplôme d'études supérieures) soutenu à Toulouse en 1965. Il me souvient que La Condition humaine dans l'oeuvre de Louis-Ferdinand Céline, distingué par la mention très bien, fit alors sensation tant le sujet paraissait, à l'époque, sulfureux.

 

Suivit, en 2010, D'un Céline et d'autres. Proust, Baudelaire, Rousseau (L'Harmattan) qui, le titre l'indique, élargissait la réflexion. Voici  qu'il nous donne aujourd'hui, avec la bénédiction de son préfacier Eric Mazet, instance incontestable en la matière, un essai profondément original.

 

Partant de la première phrase du Voyage au bout de la nuit, "Ca a débuté comme ça", l'auteur en propose une analyse stylistique et philologique débouchant très vite sur une interprétation mythologique. Laquelle fait intervenir Hésiode et sa Théogonie, mais aussi Homère et les dieux de l'Olympe, Virgile et l'Enéide. Céline, à leur manière qui est celle de poètes, de voyants, et non de philosophes au sens moderne du terme, exprime dans son oeuvre une vision globale qui prend l'ampleur d'une véritable cosmogonie.

 

Du "ça" initial identifié au Chaos d'Hésiode, Serge Kanony fait partir tout l'univers célinien. Un univers qui, loin de s'harmoniser en cosmos, se nourrit de déflagrations (les deux guerres mondiales), de miasmes et de mort (la condition humaine), sous le signe de la Nuit, omniprésente, véritable protagoniste de la tragédie de l'existence. Pour traduite ce néant et ses convulsions, une langue et un rythme eux aussi convulsifs, le fameux "style émotif", seul apte à rendre l'incohérence et la folie du monde. A "voir, dire et montrer le Ca".

 

Seul antidote à cette désespérance, la danse et les danseuses, reflet éphémère, illusoire, de la Beauté inaccessible. Et le rire, qui parcourt l'oeuvre entière, comme un exorcisme à l'horreur. Sur ces thèmes, l'auteur propose des développements qui ne manquent pas de séduire.

 

En outre, il jongle brillamment avec les textes. Ses rapprochements sont ingénieux, sa thèse solidement étayée. Il lui arrive, mais rarement, de vouloir trop prouver. Ainsi lorsqu'il décompose le patronyme Bardamu en "barda mu" - à moins qu'il ne s'agisse seulement d'une innocente plaisanterie lacanienne. Sa thèse, menée avec l'allégresse du chercheur certain de sa trouvaille, témoigne non seulement d'une parfaite connaissance de l'oeuvre célinienne, mais de celle des grands mythes qui ont nourri notre civilisation. C'est celle d'un lettré exigeant et enthousiaste. Elle ne laisse pas de convaincre. A tout le moins, d'intéresser par l'éclairage nouveau qu'elle projette.

 

Paul del Perugia, dans son Céline (Nouvelles Editions Latines, 1987), faisait de l'auteur de Mort à crédit l'héritier chrétien des bardes celtes. Serge Kanony explore sa parenté avec les grands auteurs de mythes occidentaux. On sait que semblables querelles ont agité les exégètes de Rabelais, entre autres. Preuve que la plasticité est inhérente aux grands chefs-d'oeuvre.

 

Jacques Aboucaya

 

Serge Kanony, Céline ? C'est Ca !..., préface d'Eric Mazet, Le Petit Célinien Editions, décembre 2012, 215 pages, 19 euros.

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