"Le Cycle d'Elric" : du sang et des âmes pour le Seigneur Arioch

Voici enfin la version française définitive de la saga d’Elric de Melniboné de Michael Moorcock réunie en seul volume Omnibus : on découvre les romans classiques ainsi que deux nouvelles inédites, assortis d’une préface de l’auteur et d’un essai.

Le Loup Blanc, le Voleur d’Âmes albinos, incarnation d’un esprit nihiliste et décadent, devisant du cours du monde et de l’équilibre des forces telluriques et cosmiques, Loi, Chaos et Balance, Esprits Animaux, Élémentaires, démons et merveilles du multivers, où tout coexiste simultanément, passé, présent et avenir se confondant dans le mirage des destinées.

Anti-héros tout droit sorti des années existentialistes, grugeant son peuple et sa race supérieure, lui qui annihile son royaume de drogues et de plaisirs interlopes, bourreau d’une contrée jadis triomphante au nom de sa « pax romana » gagnée au son des hurlements soumis de ses troupeaux d’esclaves, Elric, l’anti-Conan, pourfendeur des clichés de la Sword & Sorcery à la mode Robert Howard (mais ô combien admirable elle-même !), revient dans ce volume épais pour pleurer sur ses malheurs et répandre le sang de ses ennemis consacré à son seigneur le Duc des Épées, Arioch. Et entre deux massacres, il nous gratifie d’un paragraphe ou deux que n’eût point renié le Camus de Caligula ou du Mythe de Sisyphe !

On appréciera l’ordre chronologique rétabli par l’auteur : Elric des Dragons, La Forteresse de la Perle, (roman original et décalé, où Elric, à défaut d’explorer un plan parallèle s’aventure dans des contrées oniriques qui doivent sans doute quelque chose aux nouvelles de Lovecraft), Le Navigateur sur les Mers du Destin (peut-être le chef d’œuvre de la saga), Elric le Nécromancien (recueil de trois nouvelles à la forme maladroite), La Sorcière Dormante (au titre trompeur, celle-ci se réveillant bien vite…), La Revanche de la Rose (le roman le plus obscur et ésotérique du cycle), L’Épée Noire, Stormbringer (ou l’Apocalypse dans les Jeunes Royaumes), et enfin Elric à la fin des temps, sorte de parabole faisant référence à d’autres éléments de la « méta-saga » du Champion Éternel.

Cet ordre a un prix : celui de la cohérence narrative et de la qualité littéraire. On connaît l’idiosyncrasie de l’auteur : des idées stupéfiantes souvent malmenées par un style télégraphique et précipité, inhérent à la rapidité de rédaction et au stakhanovisme de Moorcock, inventeur et seul praticien du soap opera fantastique/sword & sorcery/steampunk/post-apocalyptique. Lire à la suite les errances (ou les errements…) d’Elric, c’est voyager dans une forêt stylistique étrange, où le meilleur côtoie le grotesque et où quelques détails chronologiques détonnent avec l’ensemble.

Malgré tout, Elric, le personnage et ses avatars, remporte l’adhésion par l’hénaurmité de sa stature : efféminé, albinos, drogué, décadent, blasé, raffiné, intellectuel (le nerd absolu de la Fantasy !), sorcier, diplomate, amant fougueux, amant infernal, grossier, impudent, hautain, aristocrate, adolescent, amoureux, nihiliste, pleurnichard, barbare, insolent, prophète des fins de monde, tueur de femmes, tueur d’amis, tueur de dieux ! Il n’existe pas dans toute la littérature de Fantasy ou de Sword & Sorcery de héros qui soit plus multiforme que lui, à l’image de ce multivers, vaguement théorisé et puissamment chaotique que parcourt le Champion Éternel.

E poi ? E poi ? La morte e il nulla proclame Iago dans l’opéra Otello de Verdi : après la mort, plus rien. Oui, Elric est l’enfant naturel du Lucrèce du De Rerum Natura et de Camus. Il connaît sa fin, empalé par Stormbringer, cette épée bisexuelle et tendrement érotisée dans ses gémissements orgasmiques au son des entrailles répandues et des têtes tranchées. La mort d’Elric, ce geste qui s’apparente au viol ultime, lui confère sa dimension : celle de l’homme, ou plutôt de l’übermensch cynique qui provoqua l’anéantissement du monde, dans une solitude sonnant comme un écho anticipatoire d’I am Legend, et qui était seulement le pantin geignard assujetti à son propre désir de mort, un Éros tonitruant qui se flagellait au nom d’un Thanatos sournois, incarné par l’Épée Noire. Il finit par goûter enfin cette union/désunion, cet arrachement de l’âme, effroyable et intime, presque insupportable que lui offre Stormbringer dans les dernières pages de la saga.

Le cycle d’Elric, ou la vaste auto-analyse d’un être sans autre destin que celui de tous les êtres, la mort, et qui n’acceptait pas de ne plus être ce surhomme qu’il abhorrait dans ses élans enthousiastes pour la jeune race des hommes.

Il est un nom pour ceux qui sont leur propre bourreau, pour ceux qui coordonnent leur suicide à l’extinction de tous ceux qu’ils côtoient : Elric ou l’Héautontimorouménos ; évoquons Baudelaire :

« Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !
Je suis de mon coeur le vampire,
— Un de ces grands abandonnés
Au rire éternel condamnés
Et qui ne peuvent plus sourire ! »

Ces vers nous ramènent à Elric, le flagellant, le désespéré, qui poursuit sa quête de la puissance, en portant à ses côtés une des plus belles reconversions littéraires et littérales de l’Épée de Damoclès.
Louons Moorcock pour avoir inventé un univers étrange, barbare et beau comme un chant funèbre qui retentit sur la ruine du monde.


Un aperçu des œuvres du cycle
La plupart des romans sont en réalité des recueils de nouvelles ou de textes écrits dans les années 60.

Elric des dragons 

(Elric of Melniboné : The Dreaming City, 1972)

Anti-épopée, cette première rencontre avec l’empereur albinos d’un peuple décadent restera dans les mémoires : amours tragiques, errances post-romantiques, farde au de la destinée. Les figures traditionnelles du genre sont présentes, mais magnifiées par un traitement mythologique : Cymoril, la bien-aimée au destin terrible, sorte de Brünnhilde adoucie, belle au bois dormant ensorcelée par la magie du cousin Yyrkoon, Némésis d’Elric, amoureux éconduit, double maléfique. Mais ce roman présente surtout l’épée funeste Stormbringer dont la force soutient à la manière d’une drogue la santé perpétuellement fragile d’Elric, et sa sœur jumelle Mournblade, reflets surnaturels de la gémellité humaine des sorciers ennemis, et incarnation de la damnation de l’homme Elric. Parmi les aventures de ce premier roman, on retiendra des inventions incroyables, inédites : le Miroir de Oin et Yu qui absorbe la mémoire de ceux qui le fixent, le Navire des Terres et des Mers, ou encore Niun Qui Jadis Savait Tout, symbole de l’humanité amnésique, enfermé dans la cité d’Ameeron au décor sorti d’un tableau de Bosch et aux relents d’Inferno dantesque. Et au final, le goût amer de la défaite d’un anti-héros.

La Forteresse de la perle 

(The Fortress of the Pearl, 1989)

Elric aux prises avec le monde des rêves, dans une dimension qui emprunte à Lewis Carroll, Lord Dunsany et bien sûr au modèle inavoué et peut-être inégalé, Lovecraft. On y découvrira quelques incohérences chronologiques, ce roman prenant place avant ceux qui furent écrits à une date antérieure. Le décor change à chaque page, et aux prises avec une quête de conte de fée, Elric essaye de marchander l’antidote qui le guérira de son empoisonnement auprès d’un seigneur fat et ridicule soucieux d’impressionner le conseil de sa cité pour obtenir le pouvoir. Par-delà l’atmosphère feutrée et mélancolique qui imprègne le roman, on retiendra la fin : dans une brève fulgurance qui transforme ce qui n’aurait été qu’un fabliau en un monument de barbarie venu du fond des âges, Moorcock nous montre Elric en train de réduire à néant la cité de Quarzhasaat, en proie à une furie sanguinaire et génocidaire : une fois encore, Elric se retrouve seul à méditer sur des monceaux de cadavres, gorgé de sang, sans autre but que cette union impie avec son épée maudite.


Le Navigateur sur les mers du destin 

(The Sailor on the Seas of Fate, 1976)

Trilogie étrange et angoissante sur le pouvoir du temps, ou plutôt sur l’impuissance de l’humain face à la tyrannie du temps, qu’il s’écoulât selon la norme ou dans un sens contraire à celui que nous connaissons. 


Cédons à la tentation de commenter un des plus beaux moments de la littérature ‘de genre’, pris dans ce roman, Le Navigateur sur les Mers du Destin, superbe titre, métaphore de l’homme, vertige infini de la conscience au sein du continuum spatio-temporel, décalé et cyclique : au-delà du stéréotype inhérent à ce type de littérature, qui propose une version simplifiée et malgré tout parfois trop simpliste du schéma épique antique (le héros surhumain confronté à une série d’épreuves et qui parvient à la fin soit à la reconnaissance soit à l’apothéose, ou toute autre forme de transcendance symbolique), Moorcock propose dans ce roman un triptyque qui se fonde sur la trinité passé/présent/avenir, en procédant par ordre chronologique décroissant. La dimension homérique du premier épisode, attestée par le personnage du nautonier omniscient, version maritime de l’aède Homère, aveugle, ce qui le classe tout de suite parmi les personnes douées du don de voyance, de prophétie, de double vue, permet de définir le rôle du Champion Éternel, en quête non seulement de son identité mais aussi de sa complétude : par un artifice repris dans les sagas de Corum et Erekosë, l’auteur propose une focalisation sur Elric au cours d’un épisode qui se déroule sur un autre plan et qui met en jeu l’identité fractionnée du Champion, comme en un plan de coupe de la psyché ternaire freudienne. Perpétuant une tradition épique du sacrifice du compagnon au profit du héros, solitaire dans la misère comme dans la gloire, Moorcock décrit une véritable apocalypse, au sens double : selon l’acception générique, avec les monstrueux magiciens Agak et Gagak, dont le corps est un labyrinthe de terreur et d’inconnu (là encore, très belle matérialisation de la psyché, calcifiée en un modèle grandeur nature), mais aussi selon l’acception étymologique, parce que c’est dans cet épisode que se dévoile à Elric la véritable nature de son rôle, celui de chevalier errant du multivers.


Elric le Nécromancien 

(The Weird of the White Wolf, 1977)

Sur ces quatre nouvelles peu liées entre elles (elles furent écrites avant même le premier roman du cycle !), la première ne concerne pas Elric : il s’agit d’une aventure d’Aubec de Malador, peut-être une incarnation du Champion Éternel, conquérant au nom de la Loi les territoires du Chaos, en leur donnant une forme stable. On retiendra de ce recueil la deuxième nouvelle, qui décrit le geste incroyable d’Elric participant au sac de la Cité qui Rêve, Imrryr, capitale de Melniboné, et la mort du Comte Smiorgan, un autre ami d’Elric sacrifié sur l’autel de la destinée funeste de l’albinos. La Citadelle qui chante, dernière nouvelle du recueil, assume le lien avec les prochains romans : on y rencontre une autre Némésis d’Elric, le sorcier Theleb K’aarna, image du pleutre retors et roué, qui parvient toujours à survivre à l’échec de ses manigances. Ce personnage est surtout le prétexte pour introduire l’île de Pan Tang, royaume de cauchemar, caricature obscène de l’île de Melniboné, peuplée d’une race conquérante se vautrant dans le démonisme, les plaisirs interdits et la pratique de toutes les formes de tortures et de dépravation. Moorcock a le génie des ‘méchants’, il est capable en quelques lignes de dresser le portrait d’une nation suscitant le dégoût et la fascination. Il réitérera cet exploit, avec peut-être encore plus de talent, en créant les Granbretons dans le Cycle d’Hawkmoon.

La Sorcière Dormante 

(The Sleeping Sorceress, 1977)

Où l’on retrouve Theleb K’aarna et ses manipulations occultes : les scènes les plus marquantes de ce recueil plongent le lecteur dans l’atmosphère pestilentielle de Nadsokor, la cité des mendiants, sorte de Cour des Miracles sortie de l’imagination d’un architecte dément, à la puanteur légendaire, se répandant comme un nuage sur des kilomètres à la ronde. Là, ne survivent que des ébauches d’humains, des épaves à moitié délabrées qui jadis eurent forme humaine. Le règne de la fosse d’aisance et des instincts les plus bas : une autre vision dantesque surgie sous la plume de l’écrivain ! Elric combat un dieu et l’exécute, absorbant sa force à l’aide de Stormbringer, déjouant ainsi les plans de ses ennemis, et préfigurant la fin du cycle en prouvant que les divinités ne sont pas immortelles. Mais aussi, ce roman remet à l’honneur le Champion Éternel, dans un épisode rappelant Le Navigateur sur les mers du destin : Elric se réunit avec deux autres de ses incarnations, Corum et Erekosë pour mettre fin au règne du sorcier Voilodion Ghagnasdiak. Le fardeau de cette lutte cosmique toujours recommencée pèse sur les épaules d’Elric, c’est la leçon du roman. La mort même ne saurait apaiser le Champion, car il ne peut la connaître, assujetti aux caprices des forces supérieures :

« Mais quand donc les dieux se lasseront-ils eux-mêmes, je me le demande ? fit-il. Ce serait un jour de joie pour l’Homme, je pense. Peut-être que nos conflits, nos peines, nos combats ne servent qu’à soulager l’ennui des Seigneurs d’En-Haut… Peut-être est-ce pour cela qu’ils nous ont fait imparfaits lorsqu’ils nous ont créés… »


La Revanche de la Rose 

(Revenge of the Rose, 1991)

Cet épisode est le plus déconcertant du cycle : malgré quelques trouvailles (comme l’histoire du père d’Elric), il peine à captiver l’attention, en raison de discours ésotériques, confus, redondants, sur la nature de l’équilibre cosmique, ce schéma qui paraissait très simple, celui de la Loi, du Chaos et de la Balance, et qui devient soudain le lieu de paragraphes au sens obscur. L’introduction d’un personnage issu de notre réalité, Wheldrake, sonne faux, il apporte un second degré certes réussi, mais qui détonne dans la continuité du cycle. Quant au peuple Tsigane, il paraît bien en-dehors de l’univers d’Elric… Seul demeure digne d’intérêt l’affrontement avec le Prince Gaynor, un autre de ces ‘méchants’ dont Moorcock a le secret, mais c’est hélas trop peu pour placer ce roman sur le même plan (sans jeu de mots !) que les autres.


L’Épée Noire 

(The Bane of the Black Sword, 1977)

Revoici Theleb K’aarna, présenté dans sa fausse virilité, amant de passage d’une reine indifférente, et qui arrive à piéger horriblement Elric, avant de succomber à la soif d’âmes de Stormbringer : ce roman retrouve la saveur épique des premiers, avec son cortège de divinités, de seigneurs élémentaires, de batailles cosmique. Elric et son compagnon fidèle Tristelune, confident discret, à l’humour rafraîchissant et à la lame experte, s’aventurent dans le chapitre ‘Les Rois oubliés’ dans une forêt qui n’a rien à envier à celle de Mirkwood, que connaissent les amateurs de Tolkien ; un tertre possédé par une présence ancestrale et maléfique, un peuple barbare et archaïque, et surtout une des grandes amours d’Elric, Zarozinia, achèvent de peindre une aventure qu’anime un rythme très vif. Un ‘épilogue’ qui met en scène Rackhir, aperçu dans le premier roman, évoque la ville de Tanelorn, située au cœur de la Balance, joyau éternel, ville fixe et toujours présente sur tous les plans du multivers, où goûtent la paix ceux qui se lassèrent des triomphes d’une vie de héros. Il s’agit en réalité d’un long chapitre, qui met en évidence un des éléments les plus appréciables de la saga : la construction du vivant d’Elric de sa propre légende, avec ses rumeurs et ses fourvoiements.


Stormbringer 

(Stormbringer, 1977)

Ultime épisode romanesque de la saga, et aboutissement de la destinée tragique d’Elric : ne révélons pas toute la grandeur contenue dans ces pages, étonnante et palpitante série d’affrontements grandioses, où trépassent les dieux et où s’effondrent les Jeunes Royaumes. Quelques visions : Pan Tang, le Dieu Mort, les seigneurs du chaos, et surtout l’aboutissement d’une incarnation du Champion Éternel. Malgré une fin traitée avec rapidité (mais pourquoi la fin du monde serait-elle forcément lente ?), on lira dans ce roman un écho du Baghavad-Gîtâ, comme un fragment étincelant tombé d’un cosmos effondré.


Romain Estorc

Michael Moorcock, Le Cycle d'Elric, Omnibus, février 2008, 1216 pages, 25 euros.

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