La Séparation, fiction historique menée par Christopher Priest : et si tout avait basculé en 1941 ?

Un ouvrage bien réalisé sur la fragilité de l'Histoire, et si tout avait basculé le 10 mai 1941…


Se lancer dans une fiction historique est un exercice périlleux car il faut éviter d'être justement trop historique ou de ne l’être pas assez. L’ouvrage de Christopher Priest tourne autour de la Seconde guerre mondiale, précisément, le point d’orgue en est le dix mai 1941.

La guerre comme si vous y étiez

Comme on peut le rappeler brièvement, la Pologne est écrasée par les armées de Hitler, dès le mois de septembre 1939, puis c’est au tour de la France en mai et juin 1940. L’Angleterre se retrouve seule à attendre l’invasion nazie en subissant un des plus violents assauts aériens de l’Histoire. L’auteur sait brosser un contexte. Hitler vient au secours de son allié italien qui a toutes les peines du monde à vaincre la petite, mais déterminée armée grecque. Il prépare activement le grand dessein de sa pensée politique, l’avancée vers l’est pour tailler à la « race supérieure » un « espace vital » sur le croupion des Slaves.

Un mystère de la Deuxième Guerre Mondiale.

Un des mystères de la guerre, jamais éclairé de façon satisfaisante, se glisse à ce moment-là. Rudolf Hess, numéro deux de l’Allemagne, saute dans un avion, le 10 mai 1941, et va en Angleterre. On suppose qu’il apporte une proposition de paix, ce qui est logique car la volonté nazie d’expansion regarde vers l’est et le peuple anglais est racialement correct, comme on pourrait dire aujourd’hui, donc il n’y a pas de concurrence avec lui. Mais pourquoi le fait-il alors que Hitler ne lui a rien demandé, pourquoi le ferait-il quand on aurait pu passer par bien des circuits neutres, pourquoi le faire alors que l’Allemagne nazie n’a eu qu’un revers (un rafiot coulé, le Bismarck) face à des succès ininterrompus ? Pourquoi Hess est-il resté en prison jusqu’à la fin de sa vie ? Le prisonnier de Spandau était-il le vrai Hess (des cicatrices terribles ont disparu du corps du prisonnier…) ?

Tout aurait pu être différent.

C’est sur ces mystères que l’auteur surfe avec une grande habileté, sachant à merveille restituer l’ambiance de la guerre au Royaume-Uni. Cependant, il ne commence pas son roman ainsi. On est en 1999, date à laquelle un historien s’interroge sur certaines sources étranges qui tendent à prouver que la guerre s’est prolongée jusqu’en 1945, et ne s’est pas arrêtée en 1941, comme chacun le sait, voyons (imaginer la guerre au-delà à un côté illogique et même absurde, ne trouvez-vous pas ?). L’enquête, sens étymologique du mot Histoire, nous conduit à faire l’expérience de la gémellité. Au Jeux Olympiques de 1936, à Berlin, des jumeaux, portant les mêmes initiales de J.L. Sawyer, vont défendre les couleurs de l’Angleterre dans la catégorie « avirons ». Ils ne ressentent pas l’Allemagne hitlérienne avec la même intensité.

Après avoir gagné la médaille de bronze, rencontré Hess, ils filent « à l’anglaise » en emportant une jeune fille juive dans leurs bagages. L’un des deux n’a pas vu grand-chose. L’autre, plus « intellectuel », est devenu amoureux de la demoiselle, l’épouse, et face à la barbarie devient d’un pacifisme total au point de finir objecteur de conscience. Le premier fait la guerre quatre ans plus tard comme pilote de bombardier.

Et ce « différent » est plausible

La confusion est habilement entretenue entre les deux frères. L’auteur fait d’eux les éléments ténus et ambigus du basculement possible de l’Histoire. Il s’appuie volontiers sur l’aspect imprévisible de la personnalité de Winston Churchill qui doit donner une réponse à l’atterrissage inattendu de Hess, le 10 mai 1941. Nous naviguons entre les frères Sawyer, si Churchill s’appuie sur l’un, c’est la paix, les Juifs se retrouvent à Madagascar, les Nazis gagnent la guerre à l’est avec l’appui des E.U... Si Churchill choisit l’autre… Nous connaissons la suite, c’est notre histoire.

Les personnages sont denses, les faits plausibles, le style a du corps comme on pourrait le dire pour un bon vin. C’est un bon livre que l’on peut relire car on n’en saisit pas toutes les subtilités à la première lecture. Bref… On peut dire « hat » même si cela ne se dit pas chez nos voisins. Les prix, glanés par Priest, ne semblent pas avoir été attribués à la légère. Juste un petit bémol, on reste un peu sur notre faim quant aux détails de l’autre histoire possible. L’auteur a choisi de développer les rapports que des jumeaux peuvent affiner jusqu’à une complexité que l’on laisse juger par le lecteur.


Didier Paineau

Christopher Priest, La Séparation, traduit de l'anglais par Michelle Charrier, Denoël, « Lunes d'encre », avril 2005, 455 pages, 23 euros
Aucun commentaire pour ce contenu.