"Le chant du Barde" de Poul Anderson

Un auteur décrié

Poul Anderson (1926-2001) est un des auteurs de science-fiction sortis dans les années cinquante les plus prolifiques et les plus primés (7 prix Hugos et Nebulas). En France, sa réputation auprès de la critique a souffert de ses positions politiques (il a par exemple soutenu l’intervention américaine au Vietnam) ainsi que de l’apparition de la new wave dans les années 60 autour de Moorcock et Ballard, de la « science-fiction politique française » autour de Jean-Pierre Andrevon et encore du cyberpunk dans les années 80. Anderson est donc tombé peu à peu dans l’oubli jusqu’à ce que les éditions du Belial’ décident de publier l’intégralité du cycle de la Patrouille du temps, puis ce recueil de nouvelles, le Chant du barde (reprenant presque l’intitulé d’un précédent recueil paru dans la collection Presses Pocket, Le Barde du futur), proposant neuf histoires (dont certaines inédites). On peut se demander si un tel effort était nécessaire : l’évolution du genre et les changements technologiques n’ont-ils pas invalidé une large part de la littérature d’anticipation de cette époque ?

Des débuts classiques et laborieux

On commence avec Sam Hall, histoire se déroulant dans une Amérique devenue dictatoriale où un bureaucrate prend conscience de l’oppression du système qu’il sert. Il invente un héros redresseur de torts, Sam Hall — hommage à une chanson populaire anglaise du XVIIe siècle —, moderne Robin des bois insaisissable pour les autorités, qui finit par devenir le symbole de la révolte du peuple. L’histoire paraît datée, au demeurant par ses références à une colonisation vénusienne assez improbable... Jupiter et les Centaures, histoire d’exploration de Jupiter, est aussi marquée par des anachronismes scientifiques (Jupiter est une planète gazeuse et non tellurique) mais qui développe une trame assez voisine du film Avatar — un handicapé du nom d’Edward Anglesey peut lier son esprit à une créature créée par l’homme pour explorer Jupiter — à un point qu’on conseille aux héritiers d’Anderson d’assigner James Cameron en justice. Ses premières histoires reflètent l’individualisme emblématique d’une époque marquée par l’émergence des idées d’Ayn Rand, développées en réaction au marxisme et à l’idéologie de l’Etat Providence. Il manque cependant à Anderson une touche originale et personnelle qui puisse le distinguer aux yeux d’un lecteur contemporain.

Poul Anderson

Les vertiges d’Anderson


Tout change avec Long cours, nouvelle dont la lecture donne le sens de l’expression « vertige cosmique ». Dans un lointain passé, des colons humains ont échoué sur une planète excentrée par rapport à l’espace colonisé. Ils ont oublié la plus grande partie de leurs connaissances scientifiques au fil des siècles et ont donc dû recommencer l’histoire en quelque sorte. À un moment qui correspond à la phase de la Renaissance, ils découvrent un archipel reculé où depuis trente ans est adoré comme un dieu un homme venu des étoiles. Celui-ci révèle leurs origines et son existence même remet en cause les fondements de leur société. Justesse des descriptions, des motivations des personnages, du choix dramatique qu’est amené à faire le commandant de l’expédition : tout y est. Anderson arrive là à donner à son style lyrisme et ampleur : son sens de l’humain nous émeut. Dans la même thématique, la nouvelle le Partage de la chair qui voit des humains retrouver les descendants de rescapés d’une expédition spatiale retournés à la barbarie, est remarquable aussi quant aux réflexions qu’elle offre sur la confrontation entre cultures (indigènes et humaines). Une femme perd son mari, tué et ensuite dévoré par des indigènes dont la consommation de viande humaine est nécessaire pour survivre. Après avoir retrouvé le meurtrier, elle décide pourtant de renoncer à se venger.

Plus on avance dans ce recueil et plus Anderson ne cesse de se bonifier. Il n’y a qu’à comparer deux nouvelles du recueil abordant des thèmes voisins : la manipulation de l’humanité par une espèce extra-terrestre. Pas de Trêve avec les rois décrit une Amérique post apocalyptique déchirée par une guerre civile où des extraterrestres bienveillants essaient de guider l’humanité contre son gré. Anderson développe ici une intrigue agréable, véhicule d’un éloge implicite du choix, somme toute sans grande originalité. La Reine de l’air et des ténèbres reprend cette trame en l’inversant : venus pour coloniser une planète isolée, les humains voient leurs enfants se faire enlever. Ceux-ci se retrouvent victimes d’une manipulation mentale orchestrée par les premiers habitants. Ces extraterrestres ne font pourtant que défendre leur planète : ils infiltrent la conscience de leurs proies, se servent de mythes anciens irriguant leur inconscient pour mieux contrôler les enfants qu’ils enlèvent avant de les retourner contre leurs parents. Superbe histoire, bien menée, sur la confrontation entre des cultures différentes ainsi que sur l’identité (que faire des enfants élevés par les autochtones ?) dotée d’une chute où on discerne très bien un écho de la colonisation américaine menée contre les Indiens ainsi que la marque laissée par les débats sur le passé de l’Amérique initiés par la contre-culture des années 60 : étrange pour un auteur étiqueté comme réactionnaire…

L’écho de la contestation culturelle de ces années-là se retrouve dans Le Chant du barde qui reprend une partie du thème de Sam Hall avec un personnage de poète qui part en révolte contre une société mécanisée dirigée par une intelligence artificielle. Il est facile de s’identifier à ce personnage quasi christique qui cite évangiles et Shakespeare, marginal et dissident à la fois… Le recueil se termine avec le Jeu de Saturne, histoire d’exploration spatiale où les astronautes, pour tromper leur ennui, se distraient en jouant à une sorte de jeu de rôles qui les éloigne de leur mission et manque de leur coûter la vie. Il s’agit d’une occasion pour Anderson d’interroger notre capacité à distinguer le réel de l’imaginaire, souvent plus attrayant que le monde réel. De plus, les personnages incarnent dans le jeu des stéréotypes renvoyant à la mythologie scandinave, thématique chère à Poul Anderson — lui-même d’origine suédoise — déjà présente dans la Reine de l’air et des ténèbres. Nouvelle à la fois grave et colorée,  le Jeu de Saturne conclue de façon éloquente un recueil qui démontre que Poul Anderson est un auteur majeur à redécouvrir et qui continue d’être actuel (pensons à la place prise dans nos vies par les jeux vidéos, par exemple).

Une réévaluation nécessaire

Considéré comme un auteur de seconde zone, un faiseur d’histoires faciles de voyages dans le temps, Anderson est en fait beaucoup plus complexe et a fait preuve d’une réelle ambition narrative. Il a développé une thématique très originale sur la place des mythes dans des sociétés futures ; Long cours et la Reine de l’air et du feu donnent à penser qu’il avait l’envergure d’un auteur de livres-univers, comme Herbert ou Aldiss (Helliconia). Il s’agit donc de le réhabiliter, le (re)lire et, à ce titre, le Chant du Barde constitue une occasion idéale.
 

Sylvain Bonnet

Poul Anderson, Le chant du barde, traduit sous la direction de Jean-Daniel Brèque, Le Belial’, juin 2010, 600 pages, 25 € 
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