"Le pont sur les étoiles", classique méconnu de la SF

Deux vétérans de la SF

Jack Williamson (1908-2006) fait partie de cette génération apparue avec les pulps et est publié pour la première fois en 1928. Comme beaucoup d'auteurs de cette période, il commence par écrire principalement du Space opera, mais, par la suite, étoffe son registre en abordant le fantastique (plus noir que vous ne pensez), ou le thème des robots dominant l’humanité (Les Humanoïdes). L'une de ses séries les plus connues, La Légion de l'espace, s’inspire clairement des Trois mousquetaires tandis qu’une autre de ses séries, La légion du temps, est considérée comme une des nombreuses sources d’inspiration du film Terminator.

Pilier de la science-Fiction, Williamson est aussi connu pour son goût des collaborations avec d’autres auteurs, co-signant certains de ses travaux avec Frederik Pohl (les récifs de l’espace) et évidemment James Gunn pour le présent ouvrage. Beaucoup moins connu en France, Gunn commence à écrire de la science-fiction dès 1948, publiant  26 livres et en éditant 10 autres. Il est particulièrement reconnu pour son anthologie The Road to Science Fiction, qui compte aujourd'hui 6 volumes, inconnue de par nos lointaines contrées francophones.

Le pont sur les étoiles fait l’objet ici d’une nouvelle édition et d’une nouvelle traduction qui n’a plus grand-chose à voir avec l’édition tronquée, parue dans la défunte collection  « le masque SF » en 1975.

L’archétype du space opera

A une époque très avancée du futur, Eron, à la fois compagnie marchande et empire galactique, domine des myriades de mondes grâce au système des tubes qui permet de mettre en relation des planètes et de faire vivre un empire malgré les distances. Eron vient de soumettre un des derniers ensembles planétaires qui lui échappaient, « le groupe ». Les principaux dirigeants se réunissent à l’occasion d’une cérémonie commémorative sur Terre, sans savoir qu’un tueur, Horn (un ancien du « groupe »), a été engagé pour supprimer le directeur de la compagnie. Il réussit sa mission et échappe à ses poursuivants grâce en partie à l’aide d’un mystérieux asiatique nommé Wu, immortel vivant en symbiose avec une créature extra terrestre dont l’espèce a été autrefois massacrée par l’humanité. Alliés de circonstance, Horn et Wu vont profiter de la mort du directeur et des désordres qui en découlent pour porter des coups mortels à un édifice impérial vermoulu.

L’histoire constitue en quelque sorte un archétype du space opera. On y trouve action et péripéties dignes d’une épopée, puissance visionnaire, anticipation technologique. Le héros, par ses actes et sa soif de liberté et d’indépendance, atteint par moments une dimension quasi nietzschéenne, tempérée cependant par un manichéisme parfois assez primaire qui nuit à l’histoire, sans compter le recours à des ficelles qui paraissent éculés : son histoire d’amour avec Wendre, fille de sa victime, la façon assez simpliste dont sont présentés leurs rapports, risque aussi de pêcher un peu aux yeux d’un lecteur de 2010. La violence et la cruauté sont aussi des traits saillants de ces personnages qu’on peut qualifier de bigger than life. Horn n’hésite pas à exécuter certains esclaves libérés hésitant à le rejoindre, à titre d’exemple, pour mieux asseoir son autorité sur les autres. Horn a un but et ne s’embarrasse pas de scrupules moraux pour l’atteindre.

On trouve également des moments magiques qui ont dû enflammer l’imagination de générations de lecteurs. Par exemple le passage de Horn d’une planète à une autre via le tube – avec cette description du vide où le héros croit sombrer-  ou les scènes de révolte des esclaves sur Eron, ne manquent pas de souffle épique, servi par un style fonctionnel et efficace même s’il verse parfois dans l’hyperbole. Et ça marche : on se met à vibrer, à frissonner même à chaque étape de ce qui est aussi l’histoire d’une émancipation, même si elle s’accompagne de la chute d’un empire. La puissance d’évocation de certaines scènes laisse tout simplement parfois pantois.

Vertigo

La construction de la narration est remarquable, car jouant à deux niveaux : d’un côté l’histoire de la lutte de Horn contre l’empire et de l’autre les commentaires d’un historien, racontant et analysant brièvement l’histoire de l’empire d’Eron et de sa chute, qui ne sont pas sans évoquer les introductions aux différents récits du cycle de Fondation. Ce n’est d’ailleurs pas le seul des points communs avec Isaac Asimov : comme dans le cycle de Trantor et de Fondation d’Asimov, on retrouve une narration avec d’un côté la petite et la grande histoire. De plus, Asimov et Williamson retracent tous deux la naissance et la décadence d’un grand empire : on voit ici également l’influence de Gibbon et de son livre sur l’ascension et le déclin de l’empire romain qui a marqué l’imaginaire anglo-saxon de la fin du 19e et du début du 20e siècle. Décelons-y aussi l’influence, indirecte, de John W. Campbell, rédacteur en chef de la revue Astounding stories (devenue par la suite Analog), et de son staff d’écrivains dont Asimov avait fait partie. Le succès des publications de Campbell auprès du public a rendu populaire ce type d’histoires d’où peut-être chez Williamson et Gunn l’ambition de se mesurer à Asimov et de séduire ses lecteurs… En tout cas, on est pris d’une sensation de vertige à l’évocation de la chute de cet empire dont on a découvert les prouesses technologiques (et d’ailleurs la décadence a commencé, puisque Eron a perdu le secret des tubes au fil des siècles).

Rien ne serait pareil sans le personnage de l’immortel Wu, véritable deus ex machina de l’histoire, fascinant acteur et commentateur de l’action. Un peu comme un miroir des deux auteurs. Narquois et goguenard, désabusé aussi par tant de siècles d’immortalité, Wu accompagne la chute de cette civilisation qu’il a vu naître avec une distance parfois inhumaine… Il constitue un duo détonnant avec Horn et cette alchimie des contraires n’est pas pour rien dans la réussite finale de l’ouvrage.

Ce roman est aussi truffé de références idéologiques et culturelles. On retrouve d’abord une opposition entre l’homme fort, pur, voire proche de l’état de nature, et des civilisés avachis et corrompus (ici les nobles eroniens, autrefois réputés pour leur supériorité), hérité de la dichotomie entre l’Amérique et la vieille Europe. La libération par Horn de Peter Sair, l’ancien dirigeant du groupe devenu véritable héros parmi par les esclaves, ajoute une touche populiste typiquement américaine à ce roman. La structure même de l’empire, qui est né d’une compagnie commerciale exploitant les fameux tubes, renvoie à la lutte contre les trusts qui a marqué l’histoire américaine de la première moitié du 20e siècle, laquelle a vu grandir une génération d’américains à laquelle Williamson appartient. L’individualisme enfin, qui caractérise la culture américaine trouve ici son aboutissement ultime avec le personnage de Horn, l’homme seul face d’un empire/compagnie qu’il réussit à battre: un schéma qu’on retrouve tant au cinéma que dans la littérature américaine.

Ces apports sont loin de nuire à l’œuvre, Williamson et Gunn utilisent cet arrière-plan culturel pour mieux le transcender. Produit de son époque, Le pont sur les étoiles apparaît comme une des meilleures œuvres du space opera classique, un mètre étalon du genre tout comme le cycle de Fondation d’Asimov, l’histoire du futur de Robert Heinlein et Dune de Frank Herbert. Sa puissance d’évocation et son souffle épique rendent sa lecture indispensable à tout amateur de science-fiction ainsi qu’à tout lecteur désireux de retrouver un certain merveilleux, né de l’imagination fertile de Jack Williamson et James E. Gunn. Curieusement, ce livre ne fut que peu remarqué lors de sa sortie aux Etats-Unis et encore moins en France. Ce sont ses lecteurs qui ont fait sa réputation et nombre d’écrivains ultérieurs ont reconnu leur dette envers le pont sur les étoiles. Il est donc temps de réparer cette injustice.

Sylvain Bonnet


Jack Williamson & James E.Gunn, Les moutons électriques, 246 pages, juin 2010, 23 €
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