"Les Fables de l'Humpur", la planète des bêtes de Pierre Bordage

France profonde, an X. Suite à de mystérieuses circonstances l’Humanité a fait place à des êtres mi-homme, mi-bête. Chaque espèce prend place au sein d’une société d’Ordres tel l'ancien Régime, les prédateurs en formant l’aristocratie. Au sein de cette société où la loi du plus fort est la seule plausible, les rapports entre deux espèces sont interdits ainsi que toute manifestation de sentiment humain. D’ailleurs un clergé dirige d’une main de fer les mœurs et coutumes de l’ensemble de la population. 

Tout est sous contrôle, joliment dictatorial, mais l’improbable survient : le grogne (un être mi-homme mi-porcin) Véhir et la hurle (un être mi-femme mi-loup) Tia se lancent à corps perdu dans un long voyage vers le « Grand Centre », où sont gardés les secrets des Dieux Humains ainsi que la vérité sur leurs origines.

Avec ce roman, Bordage signe sans doute son œuvre la plus aboutie, d’une richesse incomparable puisant ses fondements aussi bien chez La Fontaine bien sûr que chez Pierre Boulle (1). Dans un monde plus proche de l’Ile du Docteur Moreau  que du Monde de Narnia, Bordage tisse une toile darwinienne inquiétante mais aussi passionnante et ce grâce à un style soigné à l’extrême, jouant sans cesse d’un vocabulaire phonétiquement animal ! À la fois roman d’aventures, conte moderne, roman d’apprentissage et roman de voyage, Les Fables de L’Humpur cumule les étiquettes en un tout étonnamment cohérent. Mais si l’hymne à la tolérance est le liant le plus évident du récit, Bordage dresse au fur et à mesure un douloureux constat sociologique amenant au déclin progressif de notre société. 
Car telle la société animale de l’Humpur perdant sa cohésion en cédant à ses instincts primaires, Bordage renvoie cet état de fait à nos propres structures et mode de vie sociétales, amenant notre civilisation à perdre progressivement sa faculté de penser. Tels les personnages, la perte des structures de langage, de notre mémoire collective, laissant aux seules élites nous dicter notre manière de penser. 

Bordage interpelle la perte des sentiments et d’un caractère individuel au profit d’une volonté holistique, les espèces de son œuvre vivant au rythme des saisons pour un profit uniquement au nom du groupe ou d’assouvissements des besoins primaires. De notre côté du miroir que tend Bordage, la perte progressive de la maîtrise de la langue française pour laquelle Du Bellay s’était tant battue sans compter sur notre méconnaissance de notre patrimoine culturel et historique. Mais on sait depuis Mao qu'une république de paysans est plus vite perdue par le verbe des grandes idées directrices qu'un peuple éclairé...

Oui Bordage nous parle de régression, perte d’identité, de ses racines, d’une force de caractère mais aussi de sentiments ; si notre société ne se base pas au rythme des saisons et des besoins de reproduction pour perpétrer la survie élémentaire du groupe sans volonté d’évolution, elle s’englue dans un comportement brutal de mouvement où la toile remplace désormais la notion d’individu.

Malgré l’espoir entrevu dans l’acte final, et la magnificence de l'ensemble du roman, c’est un portrait quelque peu amer de l’Homme que nous renvoie ici Bordage.

Un dernier mot enfin sur les Fabliaux qui ouvrent les chapitres. Quand je parlais d’une référence à La Fontaine cela ne s’arrêtait pas à la métaphore animale ; si Bordage n’est évidemment pas La Fontaine, ses introductions à la morale poétique sont un hommage vibrant au maître de l’ironie du XVIIe siècle.

Percutant, provocateur et émouvant, Bordage entraîne le lecteur au cœur d’un voyage pas comme les autres dans une France à la fois familière et étrangère traçant la route des héros les plus improbables de la fantasy moderne. Jouissif.


François Verstraete

(1) Pierre Boulle (1912-1994), auteur notamment du Pont de la Rivière Kwai et de la cultissime Planète des singes.


Pierre Bordage, Les Fables de l'Humpur, Au Diable Vauvert, mars 2010, 574 pages, 23 € 

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