"Entremonde", un passe-muraille de dimensions parallèles par Neil Gaiman

Crise sur terres multiples

Joey Harker est un adolescent comme les autres. Issu d'une famille américaine moyenne, il suit les activités classiques d'un garçon de son âge. Ni surdoué, ni mal dans sa peau, rien ne le distingue des autres. Jusqu'au jour où, lors d'un parcours d'orientation, il se découvre un don de « Marcheur », qui consiste à franchir des dimensions parallèles. Il va ainsi parcourir plusieurs millions de mondes ni tout à fait jumeaux ni tout à fait étrangers dans lesquels résident des clones de lui-même ayant la même faculté. Ces derniers ont constitué une véritable armée chargée de préserver l'équilibre cosmique entre les différents univers, menacés par deux empires —  l'un magique, l'autre technologique — dont le but est d'asservir l'ensemble de cette myriade de mondes. Joey ignore alors que son arrivée dans cette guerre aux enjeux interdimensionnels va bouleverser définitivement les forces en présence...

Univers cherche sources

Tout comme la multitude de ses mondes, Entremonde puise ses sources dans la culture populaire la plus variée, souvent méconnue par un large public en France. Lorsque Gaiman et Reaves commencent à travailler à leur œuvre, ils la destinent au départ à être comme la première saison d'une série télévisée. On est en 1995 et l'impact des séries sur le public commence juste à reprendre. Les producteurs voient dans le projet une vaste farce alors que la même année Sliders, les mondes parallèles triomphe auprès des adolescents, avec un sujet sensiblement similaire. D'ailleurs, si la quatrième de couverture se réfère à cette série pour parler de l'œuvre présente, cette dernière n'y prend en rien ses sources. Gaiman et Reaves puisent plutôt leurs références dans la science-fiction de l'âge d'or, dans la mythologie moorcockienne et dans la pure tradition du comic book. On peut voir en effet les références au cycle du Non A de Van Vogt et du Multivers de Moorcock (terme reprit d'ailleurs par nos auteurs), au travers de l'expérience des univers parallèles et des « clones » dans la plus pure tradition de la science-fiction classique. Mais surtout, on retrouve le Gaiman scénariste des plus grandes maisons d’édition de comic book (il fut scénariste pour les studios Marvel et Dc) dans ses références multiples aux œuvres majeures de ces dernières et aux archétypes empruntés pour chaque personnage « clone » de Joey. Gaiman tire son inspiration principalement de la saga des années quatre vingt écrite par Mark Wolvman et magnifiquement illustrée par George Perez, Crisis on infinite earths, qui voyaient les héros de l’univers Dc Comics se joindre à leurs doubles de différentes réalités parallèles afin de préserver l’équilibre universel. Troublante coïncidence… Quand aux « clones » de Joey , ils tiennent plus de l’archétype du « super-héros » de comic book traditionnel que des héros de Wells. On assiste donc, avant American Gods, à la transposition par Gaiman d’un même genre, d’un média à un autre. Avec succès ?

Série cherche second souffle

On l'a vu, Entremonde était destiné au départ à devenir une série télévisée. Et cela se sent tout du long du roman tant dans le rythme, l’ordre du récit, les effets de style et l’aboutissement même de l’histoire. Tout cela avec ses forces et aussi ses faiblesses. Si le rythme est soutenu et tient le lecteur en haleine (le roman se lit d’une traite), cela provient d’une action trépidante incessante présente dans chaque chapitre. Mais l’adrénaline propre à ce style télévisuel se transpose parfois très mal, puisque l’on passe d’un chapitre à un autre sans avoir le temps de s’attarder sur chaque personnage, rendant les compagnons de Joey Harker assez ternes. En outre, l’ordre de l’histoire même si elle demeure somme toute classique (exposition, apprentissage et ainsi de suite) peut difficilement prendre des ellipses (contrairement aux autres œuvres de Gaiman) car on se doit de concentrer toute l’attention sur Joey puisqu’il n’est au final que le seul personnage de vraiment présenté. Les autres protagonistes sont à peine esquissés (les auteurs avaient sans doute prévu de les développer dans les éventuelles saisons suivantes...). Les effets de style sont aussi parfois tape à l’œil, propre à la musique grandiloquente d’une série, la page noire pour présenter une amnésie soudaine peut même paraître assez facile. Enfin, les événements mêmes jusqu'à la conclusion sont inaboutis. Les auteurs ne traitent finalement que d’un seul des deux empires évoqués, et la conclusion présentée comme un climax classique ressemble finalement au lancement d’une suite (saison) éventuelle.

Pourtant, malgré ses défauts de jeunesse (Gaiman n’est pas encore l’auteur adulé de Neverwhere et d’American Gods), Entremonde nous fait entrevoir justement les qualités qui constitueront plus tard la force de ses récits. On attend de l’esbroufe il donne dans la poésie, on attend de l’épique il envoie du burlesque, on craint du cynisme il nous envoie du mélo.

Plus friandise qu’œuvre véritablement aboutie, Entremonde fait partie de ces ovnis tiraillés entre nostalgie et innovation, ratage fascinant, mais prélude à la naissance d’un véritable auteur.


François Verstraete 

PS par un fan absolu : la traduction, comme pour les précédents Gaiman, nous permet de recroiser le chemin d'un des plus grands auteurs d'anticipation française, Michel Pagel, qui s'est fait par trop rare dans ses propres écrits, mais qui fit les beaux jours de Fleuve noir.


Neil Gaiman et Michael Reaves, Entremonde, traduit de l'anglais par Michel Pagel, Au diable Vauvert, octobre 2010, 279 pages, 18 € 
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