"La tour des damnés", Aldiss le défricheur

 

Les années d’une prise de conscience


Le thème de la surpopulation a hanté la science-fiction des années soixante et soixante-dix : John Brunner y consacra un de ses meilleurs ouvrages, Tous à Zanzibar, tandis qu’au cinéma, Richard Fleischer donnait avec Soleil Vert (1973), d’après le roman éponyme d’Harry Harrison, la meilleure illustration des angoisses du temps. Brian Aldiss, compatriote de Brunner, est surtout connu aujourd’hui pour avoir inspiré A.I à Stanley Kubrick et Steven Spielberg. Il débuta sa carrière après-guerre et se fit connaître avec Croisière sans escale (1958) et Le monde vert (1962). Dans les années soixante, il fréquenta, en aîné à la réputation établie, le groupe d’écrivains rassemblé autour de la revue New Worlds dirigée par Michaël Moorcock, qui devint de plus en plus contestataire à mesure que la contre-culture gagnait en audience. Bien que l’auteur a été plus en retrait par rapport à eux, sa nouvelle La tour des damnés s’inscrit clairement dans ce courant.


Le choc du futur


L’ONU, très préoccupée par les problèmes de surpeuplement et de faim dans le monde, a monté une expérience d’un type nouveau : elle a proposé à des familles indiennes - dont le pays est fortement frappé par la surpopulation et son corollaire, le spectre de la famine -, de s’enfermer dans une tour géante pour y vivre, à charge pour l’organisation internationale de les nourrir. L’objectif de l’opération est simple : mesurer les effets de la surpopulation afin de mieux s’y préparer. Un dispositif de caméras vidéos - en préfiguration de celui de Truman Show - a été déployé dans le bâtiment afin de surveiller et d’étudier cette population de plus en plus nombreuse, jeune et commandée par des tyrans locaux (un par étage). Mais, vingt ans après ses débuts, cette expérience est désormais inutile car de nouvelles méthodes agricoles ont été mises au point, qui permettent dorénavant de nourrir l’ensemble de l’humanité. De plus, Thomas Dixit, jeune fonctionnaire anglo-indien chargé de suivre la vie dans la tour, établit des constats effrayants : l’espérance de vie a diminué, l’aspect physique va dans le sens d’un vieillissement précoce. Dixit milite pour arrêter le programme mais un aspect intrigue ses supérieurs : certains habitants semblent avoir développé des capacités extrasensorielles, susceptibles d’intéresser l’armée. Dixit décide de pénétrer dans la tour…


Sus au Système!


A partir du thème de la surpopulation, Brian Aldiss livre une histoire noire, claustrophobe et dérangeante. Car elle dénonce aussi en filigrane les manipulations et expériences auxquelles peuvent se livrer les Etats. La tour des damnés s’inscrit dans ce mouvement de grand désenchantement des années 60 par rapport aux institutions, au Système comme l’appelaient les hippies. Le personnage de Dixit est d’ailleurs ambivalent : si son humanisme ne fait pas de doute, son plaidoyer pour la fermeture de la tour condamne un groupe à disparaître en tant que tel. En effet, comment vont s’insérer ces gens qui ne connaissent rien du monde extérieur, qui ont commencé à évoluer différemment du reste de l’espèce humaine ? En ce sens, il est le digne héritier des apprentis sorciers, promoteurs de la tour auprès de ces familles indiennes qui ne pouvaient imaginer ce qu’il adviendrait de leurs enfants… Le choix de son nom par Aldiss est d’ailleurs révélateur : au niveau étymologique, « Dixit » est littéralement celui qui dit l’histoire et, quelque part, qui dit la loi. Ce texte dystopique constitue en tout cas un témoignage d’une science-fiction « politique » des années 60, pour autant ancrée dans des débats toujours actuels. A redécouvrir.


Sylvain Bonnet


Brian Aldiss, La tour des damnés, traduit de l’anglais par Guy Abadia, Le passager clandestin / Dyschroniques, janvier 2013, 112 pages, 8 €

1 commentaire

Les écrits d'Aldiss sont souvent d'une très grande qualité. Je conseille pour ma part la lecture de la trilogie d'Helliconia, un livre-univers à la hauteur du "Dune" de Frank Herbert (avis personnel, bien sûr).