"Notre île sombre", l'homme à la dérive

Priest, l’incontournable

 

Je ne présenterai pas cette fois-ci Christopher Priest, sur lequel je me suis déjà  longtemps arrêté sur ce site (et qui a donné une des rares bonnes interviews des Utopiales de Nantes cette année) et disons simplement que l’auteur du Monde inverti et du Prestige est l’un des 4 ou 5 auteurs à suivre en science-fiction, d’une importance comparable à celle de James Ellroy pour le roman noir. En attendant la parution en français de The adjacent, Denoël réédite un de ses premiers romans, Notre île sombre (paru en 1971 et traduit chez nous sous le titre du Rat blanc aux presses de la cité dans une collection dirigée par le regretté Jean-Patrick Manchette) pour nous faire patienter.

 

Un anglais comme les autres

 

Alan Whitman est un britannique comme les autres, d’un conformisme désarmant. Pour tromper son ennui, il trompe sa femme Isobel avec une régularité de métronome. Sa vie bascule lorsqu’un bateau rempli de réfugiés africains accoste la Grande-Bretagne. En effet, l’Afrique a été la proie de guerres nucléaires qui ont rendu la vie humaine impossible. Ces réfugiés veulent un toit, de quoi manger et la Grande-Bretagne les accueille. D’eux, Alan Whitman  n’a cure. Il ne leur est pas hostile (comme un nombre croissant de ses compatriotes), ni favorable. Tout s’effondre progressivement, le  pays sombre dans la guerre civile et Alan Whitman traverse la vie, reconstruit le puzzle de ses aventures, de ses souvenirs. Le chaos de la vie d’Alan ressemble à l’anarchie qui régente désormais la glorieuse Albion…

 

Monde et perception chez Priest

 

L’actualité littéraire et politique française donne à cette réédition un écho particulier car comment ne pas reconnaître ici le postulat du camp des saints de Jean Raspail ? Dans les deux ouvrages, tout part d’un bateau rempli de réfugiés (des immigrés, disons-le) qui s’échoue sur une côte, suivi de plusieurs autres… Sauf que Christopher Priest choisit autre chose. D’abord, il centre son récit autour de la trajectoire d’un seul personnage, d’une indifférence politique complète (il essaie d’ailleurs à un moment de rejoindre un parti mais se fait refouler aussi sec). Ensuite, il s’intéresse énormément au volet « roman catastrophe », une vraie tradition anglaise, illustrée par exemple par John Wyndham (Le péril vient de la mer, Le village des damnés) ou John Christopher (Terre Brûlée) et décrit l’errance de Whitman ainsi que les paradoxes auxquels il est confronté (certaines petites villes paraissent complètement protégées du chaos ambiant). Enfin, l’auteur fracture son récit, brise la linéarité en mélangeant passé et présent (aucun chapitre dans ce roman) et nous plonge ici dans un paysage mental désolé, celui de Whitman.

 

De ce roman de jeunesse, singulier et déconcertant, retenons que tout dépend de notre perception (et que celle-ci évolue).

 

Sylvain Bonnet

 

Christopher Priest, Notre île sombre, traduit de l’anglais par Michelle Charrier, couverture d’Aurélien Police, Denoël lunes d’encre, mai 2014, 208 pages, 17,50 €

Aucun commentaire pour ce contenu.