"Staline, La Cour du Tsar rouge"

Perrin, via sa collection « Tempus », récupère le second volume d’une biographie-best seller que Simon Sebag Montefiore a composé en deux tomes sur Joseph Staline : Young Stalin et In The Court Of The Red Tsar, parus en français respectivement chez Calmann Levy et aux Editions des Syrtes. 

Le petit père des purges

La Pravda lance un concours d'histoires drôles sur Staline. Premier prix : vingt ans, ferme. À la lecture du livre de Montefiore, on comprend que ce type de vieilles blagues soviétiques qui se chuchotaient à grands risques dans les kommunalka (1) est à prendre au sérieux. On ne rit pas du camarade Staline, comme on ne rit pas avec lui s’il ne l’a pas décidé lui-même. Seuls certains y eurent droit, avant de disparaître en Sibérie ou six pieds sous terre suite à un changement d’orientation du « patron ». Rares sont ceux qui ne perdirent jamais grâce à ses yeux. 

Car il y a une vraie cour au Kremlin, un vrai petit groupuscule qui virevolte autour de Staline et sur lequel il s’est appuyé pour prendre le pouvoir.  

En 1929, Staline s’est appuyé sur différents membres du Politburo pour se débarrasser de tout opposants sérieux à ses ambitions. Trotsky est déjà hors-jeu, et même Boukharine, pourtant le favori du Parti selon les propres mots de Lénine, ne peut plus réellement faire face à l’homme de fer sur l’échiquier politique. Avec ses acolytes, Staline engage le pays dans une lutte effrénée pour la modernisation, la collectivisation, la création du « socialisme ». Quitte à affamer la majorité des camarades de l’union et à estimer que tout gémissement est la manifestation d’un ennemi du peuple. Une période dont Staline n’hésitera pas à dire à Churchill qu’elle fût bien plus éprouvante que la guerre contre le troisième Reich. 

Puis vient le temps des grands procès, cette tradition originale de spectacles d’illusionnistes qui allaient duper les journalistes et inspirer les communistes de par le monde. Tous les anciens camarades de Staline y passent. À cause d’une paranoïa grandissante, à cause de la raison d’état soviétique et d’un contexte géopolitique de plus en plus menaçant, à cause de la volonté d’être le seul et unique, à cause d’une jalousie combinée à un vrai complexe d’infériorité… Montefiore raconte avec brio cette période, en lui mêlant des détails de la vie privée du « vozhd » (2), détails légers ou noirs qui viennent donner une véritable atmosphère de cour empoisonnée, de cercle intime de la trahison et du complot. Et c’est quand Staline n’a plus d’ennemi, après l’assassinat de Trotsky à Mexico en 1940, qu’il devient le véritable Tsar. Il n’a plus à courtiser les uns et les autres pour s’en faire des alliés. On le courtise pour ne pas disparaître. Mais c’est à ce moment même qu’arrive la véritable menace : l’Allemagne nazie. 

Tous les ouvrages évoquent cette période d’étourdissement dans laquelle tombe Staline au lendemain du déclenchement de l’opération Barbarossa. Aucun d’ouvrage n’a réussi à raconter avec une telle force ce passage de l’histoire soviétique, à conter la consternation d’un Staline qui n’avait pas vu la menace venir, d’un leader qui n’avait pas voulu croire les innombrables messages des étrangers comme Churchill ou de ses propres espions comme Sorge qui le pressaient de se préparer au plus grand affrontement militaire de l’Histoire. Après l’effroi, le rétablissement. Staline a beau avoir été terrorisé, Staline a beau avoir fait de graves erreurs stratégiques, il ne lâchera rien. Les Allemands sont aux portes de Moscou ? Il dort dans le métro pendant les bombardements, maintient la parade militaire des soldats qui, après avoir défilé devant le mausolée de Lénine partent directement affronter les « nemetz » (3)… Les destinées militaires d’Hitler et de Staline se croisent : le premier commence peu à peu à tout vouloir contrôler tandis que le second finit par comprendre qu’il faut savoir déléguer aux généraux compétents. La victoire sera totale. 

Mais comme Churchill et Roosevelt, Staline n’échappe pas au vieillissement qu’induit l’effort de guerre. Il est épuisé. Et sa paranoïa ne fait que s’empirer. Après la gloire de la victoire, les dernières années de Joseph Staline sont marquées par un retour à l’épouvante politique, de la méfiance toujours plus grande vis-à-vis des Etats-Unis au complot des blouses blanches, à la difficile question du dauphin, et à la mort pitoyable qui le saisit, entouré de ses pires sbires qui le pleurent en attendant, pour la plupart, qu’une seule chose : qu’il rende son dernier soupir.  

Valses mortelles au Kremlin

Mais Montefiore parle de « Cour ». Et c’est peut être en cela que son ouvrage est le plus passionnant. Il aurait été difficile pour lui de surpasser d’autres biographies du camarade Staline comme celle, prodigieuse, de Robert Service. Dans un sens, Montefiore fait dans ce volume moins le portrait du petit père des peuples que celui du Kremlin, en incluant dans sa fresque : Vyacheslav Molotov, le plus fidèle bras droit de Staline qui tombe en disgrâce juste avant la mort de ce dernier ; Nikolaï Yezhov, le « nain rouge » qui dirige d’une main de fer les purges pour devenir le personnage le plus sanguinaire de l’Histoire avant de lui-même se faire supprimer ; Lavrenti Beria, le tristement mémorable chef de la police politique ; Anastase Mikoyan, le seul qui réussira à ne jamais tomber en disgrâce pendant toute sa vie ; Kliment Vorochilov, le maréchal le plus incompétent de l’Histoire russe mais indispensable soutien politique ; Lazar Kaganovitch, le dernier stalinien (mort en 1991) ; Andreï Zhdanov, le grand alcoolique en charge des affaires idéologiques ; mais aussi la progression dans les rangs du Politburo de Khrouchtchev, Malenkov… 

Le Kremlin est une grande famille aux membres interchangeables. La valse des postes et des faveurs est incessante et généralement fatale durant ces décennies. Montefiore décrit avec brio les grands procès bien sûr mais aussi le destin des artisans des purges qui ne sont que des instruments de Staline : Yagoda ouvre la danse au début des années 1930 puis est éliminé après avoir été remplacé par Yezhov auquel succédera en 1938 un Beria peu emballé par le poste mais trop intelligent pour se laisser embarquer dans une nouvelle vague d’épuration. Chacun fait de son mieux pour séduire le « vozhd », mais c’est toujours lui, sa paranoïa, ses calculs politiques, qui ont le dernier mot. En suivant Montefiore tout au long de ce récit haletant, on finit même par avoir quelque peu pitié de Molotov qui, malgré les centaines de listes de condamnation qu’il a signées, émeut quasiment au moment de sa disgrâce par son dévouement sans faille. Alors que sa femme a été envoyée au goulag. Alors que Staline s’apprête à lui jouer un tour de la même sorte. Car il n’y a pas de courtisans sans souverain charismatique. Un des points les plus forts du livre de l’historien est que, si l’on ne saisit pas toutes les motivations de Staline, on comprend bien à quel point ce modeste petit géorgien sans grande envergure pouvait et savait être fascinant. Plusieurs années après sa mort, Molotov confiait qu’il lui arrivait encore de rêver qu’il était perdu dans une grande ville en guerre, désespéré jusqu’à ce qu’il le rencontre, Lui. 

Pour aller plus loin

Montefiore fait partie de ces historiens britanniques qui ont le nez fin en faisant des ouvrages à la fois sérieux et très « grand public » grâce à un savant mélange de recherches très pointues sur la grande et la petite Histoires et d’une plume magistrale qui flirte avec l’écriture romanesque. Que ses ouvrages soient des best-sellers n’est pas un mystère. Néanmoins, ne nous y trompons pas, le livre de Montefiore est à dessein attractif et à force de livrer des détails sur les aspects personnels de ces hommes, il ne peut s’attarder trop longtemps sur les mécanismes du pouvoir et les profondeurs (ou non-profondeurs !) des orientations idéologiques. À cet égard, pour mieux appréhender ces aspects, il faudra se tourner vers les ouvrages d’historiens comme Oleg Khlevniuk, Robert Service ou encore l’indémodable Robert Conquest. Un détail de l’œuvre de Montefiore est assez révélateur à cet égard : contrairement à ce qu’annonce l’éditeur, l’historien ne commence pas La Cour du Tsar Rouge par l’accession de Staline au poste de chef suprême en 1929, mais plus réellement en 1932. Et pour cause ! Le chemin de Staline vers le pouvoir absolu fût beaucoup plus long qu’on ne le croit généralement. On peut avancer le fait qu’il ne devient dictateur total qu’en 1938. Mais cela lui aura pris une quinzaine d’années : depuis 1923, à partir du moment ou la santé de Lénine commençait à réellement décliner ! Si Montefiore ne s’est pas aventuré sur la décennie 1920 dans son œuvre sur Staline, c’est que c’est sans doute la plus complexe, la plus théorique, la plus obscure et la moins « sexy ». 

Pour coller au format « poche » de Tempus, Perrin a scindé en deux l’ouvrage de Montefiore. On peut dire que cela nuit parfaitement à l’unité et à l’orientation intellectuelle des travaux de l’auteur. On pourrait aussi dire qu’il est bien dommage que l’éditeur n’ait repris de l’édition originale aucune carte, aucune photographie, petits bonus qui facilitent toujours la lecture d’ouvrages abordant un pays aussi grand et autant de personnalités différentes. Et on aurait raison. Mais si cette méthode perd en intérêt historique, elle gagne en pratique, car c’est peut-être une des rares occasions de se mettre en entier Staline dans la poche. 


Matthieu Buge

(1) Appartements communautaires
(2) Patron, Guide
(3) Littéralement « muet », terme désignant les Allemands en Russe. 


Simon Sebag Montefiore, Staline, La Cour du Tsar rouge, Perrin, « tempus », deux tomes, octobre 2010
  • Premier Tome, 1929-1941, 640 pages, 11,50 EUR
  • Second Tome, 1941-1953, 736 pages, 12,00 EUR



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Publication (novembre 2012) des deux volumes dans un élégant coffret (23 eur), afin de mettre Staline en boite...