Léon Werth et son piou piou : "Clavel Soldat" et "Clavel chez les majors"

Léon Werth, né en 1878 et mort en 1955, est un personnage rétif à toute classification dans la littérature française. De sensibilité anarchiste il se trouve pris dans la mobilisation de 1914, après avoir poliment constaté la faiblesse des réactions contre la guerre.
 

Un dupé de l'An II

C'est au nom des idéaux de la Révolution française, de la défense de la civilisation contre la barbarie allemande, sa caste prussienne, la « trahison » des socialistes allemands que Werth part. C'est sans enthousiasme, il est pacifiste et profondément antimilitariste. Le personnage de son roman, Clavel, analyse, observe, tout très froidement. Le ton du roman en est parfois un peu gênant avec une alternance d"imparfait et de présent pénible. Les descriptions sont parfois peu charnelles, mais avec des pointes sobrement humaines, bouleversantes mais peut-être trop brèves. Clavel est un intellectuel pudique précipité dans un conflit unique en son genre. Rapidement il n’est plus abusé par son engagement mais continue à faire son devoir avec détachement.

L’ennui des veaux

Clavel démystifie bien des choses, des comportements et des idées reçues dans ses remarques. Elles sont parfois irritantes et donnent terriblement envie d’en parler avec lui, c’est très bon signe sur la qualité de l’ouvrage. Il a des pensées intéressantes sur le conditionnement qui permet aux hommes d’accepter de jeter leur vie à la poubelle, en l’occurrence au hachoir. Pour lui la religion est la morale en images et la patrie, l’administration en images… Une forme mystique de l’administration, qui permet de prendre la vie des hommes sans aucune critique réussisssant à passer la sidération. On rencontre des « poilus » d’une simplicité agaçante. Ils ne pensent pour beaucoup qu’au bonheur de la gnôle et du pinard. La seule logique de cette gente est que le bonheur se mesure par quarts, pour beaucoup l’idéal est aux trois quarts d’alcool qu’on pourra se descendre dans le gosier. On finit parfois au fil des  pages par penser « bien fait pour eux » et éprouver uns sorte de mépris, tellement courage et héroïsme sont ravalés au rang de fumée. Un tas de veaux se bat, pour rien, par habitude, parce qu’ils sont là et pas ailleurs, dirigés par des chefs pas meilleurs qu’eux. On retrouve l’imbécillité de la caserne, sa mesquinerie : «  je te pique ton flingue plus neuf que le mien car je serai moins embêté que toi quand un galonné quelconque aura décidé de vérifier l’état des armes », la jalousie du fait que le voisin a un trou un peu moins « dégueulasse » que celui de son voisin. Quelques uns sont déjà morts dans leur âme plus civilisée et donc plus fragile, et deviennent ainsi indifférents. Clavel, et beaucoup comme lui, s’ennuient. L’ennui a détrôné la peur d’être blessé ou pulvérisé par un obus. Voilà un sentiment inattendu mais qui, à la réflexion, se comprend quand on songe à la maigre épaisseur du guide vert de Lorraine par exemple, ou qu’on a eu la chance insigne de rouler « quelques heurts » sur l’autoroute de l’est un jour d’automne… Oui, finalement l’ennui : « C’est un anéantissement comme en cellule… La patrie ?... La civilisation ?... La guerre ?... La paix ?...Qu’est-ce que cela ?...Il n’y a rien que ce trou… »

Le bourrage de crâne

Qui dit ennui cherche distraction. Clavel la trouve dans les quelques journaux qui passent par là. Il est trop détaché pour éprouver plus qu’un écoeurement face aux kilomètres d’héroïsme qu’ils contiennent. On se bat déjà contre les Allemands et si en plus il fallait se battre contre les bêtises des journalistes ! Il est touchant de résignation quand il note que la convention des choses est plus forte que les choses elles-mêmes. Après tout il considère que tout le monde le sait, c’est comme une hypothèse, quelque chose qui ravit les idiots et submerge les faibles de caractère. Cette résignation, cette constatation qu’un quart de gnôle vaut finalement plus cher que quelques grammes d’intelligence, le révèlent plus anarchiste que socialiste. Il accepte l’Homme. Il accepte de voir des brancardiers attendre de finir leur partie de cartes avant d’aller secourir un bout de viande blessée et hurlante dans un endroit trop exposé au feu. Il accepte de lire à quel point les Allemands sont très très méchants et nous très très  gentils. Rhétorique misérable pour situation misérable…

L’Arrière ou le catéchisme de la mort

Clavel chez les majors est la suite de Clavel soldat, comme l’affirme avec justesse Stéphane Audoin-Rouzeau dans sa préface. Il commence quand le premier s’achève en 1917. Les deux ouvrages ont été publiés peu après la guerre (1919). Il ne peuvent être compris sans référence l’un à l’autre. En octobre 1915, Clavel est évacué à la suite d’une blessure au bras… Et finira par être réformé directement pour maladie (dix gus en sept minutes). Ce qu’il a vu de déliquescent au front se retrouve à l’Arrière. Il ne faut rien y dire sur le ressenti véritable du front pour épouser sagement une convention que Clavel, faute d’alternative nous impose comme sage, du reste, sous peine de mouchardage et de retour au front. Il ne faut pas se plaindre, ne pas dire, ne pas être défaitiste... L’aspect sommaire de l’examen médical qui décide du destin d’un homme, les pudeurs codifiées des dames patronnesses transformées en infirmières de fortune, la discrimination selon les bouts de tissus que l’on porte sur la manche… Voilà autant de motifs de douter de l’existence d’un sauveur quel qu’il soit, et le pire c’est de douter de la nécessité de sauver quoique ce soit…

Les plus durs ce sont les mobilisés, pas les militaires de carrière, cela je le confirme, selon ma modeste expérience de gars-qui-a-fait-son-service-en-y-croyant-encore. La cruauté des amateurs en fait trop, comme au mauvais théâtre, c’est du Guignol ! De la vengeance de minable ! La cruauté professionnelle a une forme rassise, assurée, d’une étroitesse froidement mesurée par un diable inconnu qui force le respect, qui s’apprivoise par la prostitution appropriée. Les femmes d’autrefois pouvaient comprendre cela. L’Arrière se révèle aussi coincé que le Front… Un désespoir quant à la délicatesse que l’on devrait à tout individu ! Mais comment un Clavel peut-il accepter cela ? Il faudrait être Bloy, un véritable rebelle, pour se révolter, un anarchiste qui a rencontré Dieu et en devient royaliste ! Clavel fait penser à la plus noble victime du démon, celle qui garde son insupportable contradiction de l’amour et du mépris de l’Homme, horrible paradoxe, sans sombrer dans la chosification de l’individu que le socialiste fait par escroquerie foireuse et le communiste par bêtise brutale… Clavel a un aspect finalement bourgeois conventionnel, « je pense mais je n’y risque pas mes c… », féminin comme le XVIIIeme s, « touche-pipi ».On a écrit plus haut combien Werth est passionnant, irritant à la fois, donnant tellement envie de lui répondre… Mon ré(d)ac-chef est adorable et il relit vraiment ce que ses esclaves amoureux (de lui malgré ses cinquante kilos accordés à sa taille, c’est dire à quel point c’est un chic type) écrivent, c’est rare, je le souligne, mais il y a de fortes chances que je sois censuré au passage. J’ai une chance, il aime l’intelligence au sens premier du terme. Pour en revenir à Werth, il décrit jusqu’à l’écœurement, d’autant plus fort qu’il en demeure poli, le mépris de la souffrance de l’autre, surtout s’il est l’ennemi.

Mon rédac-chef m’a dit : « prends ton temps ! », c’est fait, j’ai assez souffert de mon ami Léon Werth. La conclusion se fait au refus de Cioran, trop misérabiliste pour le misérable pigiste que je suis dans cette aventure. Avec ce qu’on gagnait mon mari et moi « on ne mangeait pas des ortolans, mais on vivait… Il n’avait pas beaucoup d’instruction, mais il en avait assez pour me dire qu’il m’aimait… Ma patrie à moi, c’est deux fenêtres sur le faubourg Saint-Antoine… Je la paie deux cent quarante francs par an. ». Cela c’est page 268, mais les trois derniers mots du livre sont « dégoût plus universel », je le comprends mais je ne l’accepte pas… Quelle meilleure recommandation au lecteur potentiel pour décaper son cœur !!!

 
Didier Paineau

deux ouvrages de Léon Werth parus chez Viviane Hamy
  • Clavel Soldat, 377 pages, 10,50 €
  • Clavel chez les majors, 282 pages, 18 €

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