"Un Libraire en colère" n'est qu'une pesante charge contre son propre métier et le livre par un libraire aigri.

Le Maladroit Delhomme

Emmanuel Delhomme, directeur de la librairie parisienne Livre Sterling, est un libraire en colère. Malheureusement, dans le pamphlet qu’il a récemment publié, on sent beaucoup plus le mot Sterling que le mot Livre.

A priori, un libraire qui s’afflige lorsqu’il voit débouler dans sa librairie une rombière qui lui achète douze exemplaires d’Indignez-vous a tout pour susciter notre sympathie.

D’où vient alors qu’Emmanuel Delhomme, fondateur et directeur de la librairie parisienne Livre Sterling, ne suscite pas toute notre sympathie ?
C’est que, paradoxalement, son attitude rejoint celle de Stéphane Hessel : il s’indigne et ne fait rien de plus. Son témoignage, intitulé Un Libraire en colère, n’est qu’une série de vignettes — les Anglais diraient d’éjaculations — qui prétendent illustrer, chacune à sa façon, mais en fait de manière terriblement répétitive, les motifs de son insatisfaction.
De quoi s’indigne-t-il, au juste ? De la proximité, sur les Champs Élysées, du Virgin Mégastore — lieu maudit qu’il ne désigne d’ailleurs jamais nommément, comme si cela risquait d’ajouter à son malheur —, de la concurrence d’Internet, de tous ces jeunes qui ne lisent plus, et de tous ces clients qui n’en sont pas puisque, ô scandale, ils entrent dans sa boutique, non pas pour lui acheter un livre, mais pour lui demander un renseignement. En un mot, Emmanuel Delhomme, comme beaucoup d’autres dans d’autres domaines — pensons par exemple aux enseignants —, ne supporte pas que le monde ne soit plus ce qu’il était il y a un tiers de siècle, lorsqu’il a fondé sa librairie.
On ne doute pas une seconde que Monsieur Delhomme aime passionnément son métier. Mais il l’aime avec un égoïsme qui ne laisse pas d’être gênant. Son ire retiendrait notre attention si elle débouchait sur une réflexion sur la situation du livre et de l’édition française en général. Malheureusement, elle ne dépasse guère le cadre de sa boutique. On comprend bien que Virgin lui fasse de l’ombre. Mais ne voit-il pas que, même si c’est à une échelle différente, Virgin se heurte à des difficultés analogues aux siennes ? La part du rayon librairie par rapport aux autres rayons du Mégastore est souvent modifiée, parce que, visiblement, là aussi, on navigue à vue. La dénonciation d’Internet comme fossoyeur de la culture est une tarte à la crème qui sent déjà le ranci. « Il veut croire à l'avenir du livre papier plutôt qu'à la victoire inéluctable du numérique », claironne l’éditeur de Delhomme dans sa présentation de l’ouvrage. Ces combats d’arrière-garde sont affligeants. Les copistes aussi voulaient sans doute assassiner Gutenberg. Et puis, n’ayons pas peur de pousser le raisonnement jusqu’au bout : il serait temps de revenir au système si pratique du volumen romain, qui faisait qu’il fallait dérouler trois mètres de texte manuscrit pour retrouver tel ou tel passage d’un traité. Conseillons à Emmanuel Delhomme de relire Baudelaire : tout n’est certainement pas bon à prendre dans la modernité, mais l’intelligence consiste à distinguer ce qu’elle apporte de positif. Ne pas voir qu’une institution telle que Wikipedia est une magnifique alliée de la culture dans le simple désir de partage des connaissances qui s’y exprime, c’est le signe d’une mauvaise foi, ou tout au moins d’un aveuglement désespérant.
Mais Monsieur Delhomme n’est pas vraiment un partageux, même s’il assure « jouer sa réputation sur chaque livre » (comme si, grand manitou, il pouvait deviner ce qui restera de la littérature contemporaine !). Lorsqu’un malheureux entre dans sa boutique et lui demande de but en blanc : « La rue de Penthièvre ? », il se moque de lui, il le rabroue, il lui donne éventuellement un faux renseignement, scandalisé par cet envahisseur qui n’a pas formulé sa requête de plus courtoise manière, et qui eût sans doute dû dire : « Pardon, révéré Maître Libraire, auriez-vous l’obligeance de bien vouloir m’indiquer où se trouve la rue de Penthièvre ? ». Et c’est vrai, ce ne serait pas plus mal si la question était assaisonnée d’un peu de politesse. Mais ce que ne voit pas Delhomme, c’est que cette rue de Penthièvre, dont il se fiche éperdument pour la bonne raison qu’elle est à trente mètres de sa boutique et qu’il la traverse tous les jours, est peut-être pour « l’intrus », venu dans certains cas d’une lointaine province, le lieu où se traitera une affaire pour lui vitale. Autrement dit, Delhomme n’est pas capable de s’extraire de son point de vue pour envisager celui d’autrui. Or, comme la littérature a précisément été inventée pour apprendre aux hommes à voir les choses d’un autre œil, on se demande s’il a lu d’assez près les livres qu’il vend.

FAL 

Emmanuel Delhomme, Un Libraire en colère, l'Editeur, mai 2011, 94 pages, 11 euros

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