Les grosses marmites de Soluto

Tout est question d'optique. Vu de loin, le livre de Soluto, Glaces sans tain, a tout pour plaire. D'abord il ne se plie pas aux formats conventionnels : quatre récits le composent, qui, par leur longueur, évoquent la Novelle germanique plutôt que la nouvelle à la française. Ensuite, en y regardant de plus près, on constate qu'il s'agit de quatre monologues, et on se réjouit à l'avance d'y goûter le grain singulier de quatre voix.

 

Approchons-nous encore et voyons les intrigues… Un lycéen tue puis viole sans savoir pourquoi une de ses condisciples qui s'est fait trépaner ; il devient chirurgien, épouse une fille ressemblant vaguement à sa victime, et mène une vie banale sans éprouver le moindre remords. Un psychopathe très violent obéit aux ordres d'une voix qui lui dit qu'Elvis n'est pas mort, qu'il est venu en secret à Paris se faire opérer de la prostate, et que c'est lui, justement, ce voisin de comptoir qui l'agace, de lui rappeler son père affligé du même mal et fanatique du King… Un enfant trouve dans le coffre-fort de ses parents des clichés pornographiques et des cartouches ; ayant renoncé à tuer lesdits parents avec le fusil familial il aura une existence malheureuse et jettera à la mer les pistolets trouvés dans un recoin de sa maison qui menace ruine. Un peintre nommé Soluto fréquente les supermarchés où l'attire sa passion pour les ménagères.

 

Ces brefs résumés laissent-ils assez entrevoir l'astuce et l'art de la double détente qui, sauf peut-être le dernier, caractérisent les récits de Glaces sans tain ? On pourrait dire de ces nouvelles ce que l'homme des grandes surfaces, justement, dit des femmes : "elles me bottent toutes a priori". Seulement il ajoute : "En tout cas de loin. C'est quand je me rapproche que je redeviens sélectif".

 

Il y aurait bien des choses à dire de cette catégorie imprécise, le glauque. Imprécise non dans sa définition (on ne s'y trompe pas) mais dans ses limites : qu'est-ce qui fait que Houellebecq n'y entre pas toujours, que Jauffret n'y est pas vraiment, que Céline ne s'en approche pas, même dans les pages les moins roses de Mort à crédit ? La tension de l'écriture, bien sûr, sans laquelle la radicalité du projet s'évanouirait. Ne reculons donc devant aucun courage et penchons-nous au plus près de la phrase "solutienne".

 

Chirurgien établi, peintre en bâtiment, peintre tout court, tous ses héros parlent strictement de la même manière : visage ici ne se dit jamais que "tronche", coiffeur que "merlan", prison que "gnouf" ; on ne pourra "tremper son biscuit" qu'à condition d'avoir "emballé l'affaire comme un cador". Au printemps, en effet, "les rues sentent le sexe", et, quand on y croise "une jupe bien habitée", il faut savoir "la jouer tout sourire" jusqu'à ce que "le lièvre soit dans la gibecière". Bien entendu, une "opportunité" est une occasion, le photographe amateur, habitant "sur Rouen" ou dans les environs, travaille dans une "pièce dédiée", et, plus original, un personnage se demande s'il n'a pas agi "sous le coup d'une décompensation… circoncise et ponctuelle" ­— mais là, étant donné le contexte général, on peut se demander s'il n'y a pas un jeu de mots.

 

Bien sûr on parlera de second degré ou de truculence, mais cela n'y changera rien : on est dans le glauque, sans plus, et l'ennui écœuré qu'on éprouve à lire jusqu'au bout cette logorrhée de bistrot ne laisse aucune place au doute. La vulgarité grasse, complaisante, inlassable de l'écriture ruine tout ce à quoi le projet prétendait en matière d'audace. Car, c'est l'éditeur qui le dit, on était dans la "confession d'autant plus impudique qu'elle se croit soliloque". Il s'agissait de passer derrière les glaces sans tain ou, plutôt, c'est un des narrateurs qui le dit, de "glisser l'œil dans les ténèbres des marmites", là où "ça mijote, ça travaille dans les profondeurs". Mais pourquoi aurait-on envie de soulever ces couvercles-là ? "C'est par le verbe qu'on suscite le désir", dit le dragueur de Prisunic. "Le beau parleur garde l'avantage sur la belle gueule". Cet homme a bien raison.

 

Pierre Ahnne

 

Soluto, Glaces sans tain, Le Dilettante, janvier 2013, 256 pages, 17 € 


Lire également la critique de Jacques Aboucaya.

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