Entretien avec Sophie Carquain

Pourquoi vous êtes-vous intéressée à ce phénomène des Hikikomoris, courant au Japon mais encore très peu connu en France ?
C’est une situation à la limite de la folie : le hikikomori disparaît dans sa chambre. Il peut vivre juste à côté de ses parents – ou d’autres adultes – et ne jamais les croiser. 
Au Japon, il concerne entre 500.000 et 1 million d’individus), mais hélas il se banalise en France aussi, même si on préfère l’expression retrait social ou addict au virtuel. Les psys tirent le signal d’alarme : il y a de plus en plus de jeunes hikikomoris en France aussi. Au Japon comme en France, règne une vraie pression scolaire, injonction à réussir… Avec le corollaire : la honte de ne pas réussir. Le hikikomori est l’inverse absolu du success man, le parangon de la résistance passive vis-à-vis de la société C’est pour moi, une attitude assez poétique, finalement. C’est une autre forme de disparition. Qui fait écho, toujours, chez moi, à la thématique du fantôme… Être là sans y être, être mort en étant vivant…

Pourquoi avoir imaginé de mêler la souffrance d’un jeune Hikikomori et d’une rescapée du Bataclan. Quel est le point commun entre leurs douleurs respectives ?
Tous les deux sont enfermés en eux-mêmes. Susie dans le chagrin d’avoir perdu sa sœur, Niels dans sa chambre, mais les autres personnages aussi : Granny, la grand-mère de Susie est recluse dans son Ehpad, le père de Niels dans son attitude de businessman…Nous sommes tous menacés de nous enfermer en nous-mêmes. J’ai adoré travailler sur le mythe de Hestia et Hermès, que je cite en exergue. Nous, êtres humains, vivons entre Hestia (la déesse du foyer) et Hermès (le Dieu Voyageur). Nous avons besoin de la sécurité de nos foyers, tout autant que l’appel de l’ailleurs. Quand l’un prévaut sur l’autre, ça n’est pas bon. Niels est coincé dans Hestia. Susie, grâce à l’art, est une fille d’Hermès pourrait-on dire. Tout en étant constamment rappelée à son passé…

Diriez-vous  qu’être Hikikomori est un problème de pays riche ? Que se retirer de la société, refuser la compétition est un luxe, dans la mesure où le gîte et le couvert ou les aides sociales le permettent ?
Oui bien sûr. Toutefois, cela dépasse pour moi un problème de "pauvre petite fille/ pauvre petit garçon riche". 

Quel est le rôle de l’art dans la résilience ?
L’art permet de nous relier aux autres, à l’autre, à l’universel. Il permet de nous sortir de notre névrose. Nous avons tous des chagrins, des tocs, des névroses, des phobies…Dans le meilleur des cas, quand on est artiste, on les met en scène, et on créé un pont entre soi et l’autre. C’est le rôle de l’art, quel qu’il soit. Pourquoi pleure-t-on en écoutant du Schubert ? Parce qu’il a su parler à l’endroit-même de notre chagrin- Il a su créer un pont entre son chagrin et le nôtre.
Comme beaucoup d’écrivains, tout ce qui m’intéresse, au fond, c’est de parler de la littérature. Et dans ce roman, je n’ai fait que parler de littérature à travers la peinture. Tout comme Susie, j’ai besoin d’une "maison", d’un roman, une bulle, pour vivre. Puis le livre est publié, je n’ai plus de maison…Et j’en retrouve une autre. Tout comme Susie…Entre deux maisons, je suis comme le homard privé de carapace. 

Êtes-vous peintre vous-même pour décrire de l’intérieur, la philosophie et la technique d’une peintre en décors ?
Pas du tout ! C’est bien le rôle du romancier – tout comme un acteur le fait – d’interpréter et d’imaginer son personnage. Et pour cela, il y a un travail préparatoire. Le point de départ du roman, est le personnage de Marianne, une amie venue peindre une fresque dans ma cuisine. Le jour où Marianne a déposé ses affaires dans ma cuisine, je me suis dit J’ai envie d’écrire un livre dans lequel la fresque avancerait au rythme de la fresque.
C’est ce que j’ai fait. Marianne a été ma "conseillère technique" tout le long du livre. Elle m’a montré ses pinceaux, ses tubes de peinture, ses secrets…Je l’ai regardée sur un ou deux chantiers, j’ai admiré sa façon de créer du faux marbre ou du faux bois. Et j’ai pu constater à quel point elle était heureuse dans sa bulle. Ça m’a permis d’entrer directement dans l’univers de la peintre. J’aime beaucoup la phase de documentation préparatoire au roman. C’est un incroyable stimulant pour l’imagination. 

Il y a des similitudes entre Molly N.  dans votre précédent roman et le personnage de Niels de Juste à côté de moi.Comment expliquez-vous cet attrait pour les personnages qui se retirent de la société ? De manière contrainte pour Molly, ou plus "psychologique" pour Niels ?
La disparition, il est vrai, me passionne. C’est tout simplement une représentation de la mort, qui est tout de même la grande énigme de notre vie. Le thème du fantôme, ce défunt qui revient nous visiter me passionne aussi. Niels le dit à Susie : Tu vas bientôt me dire que tu crois aux fantômes ? Elle répond : Bien sûr que je crois aux fantômes.
Elle parle aussi aux fantômes en peignant. Elle ouvre la porte vers l’ailleurs. C’est ce dont est capable l’art. 

À travers les livraisons à domicile, les séries, le désir de plus en plus fort d'avoir sa maison à l'écart des villes et de la foule, diriez-vous que la société entière post-Covid est frappée du syndrome Hikikomori ?
Nous avons été contraints de nous enfermer et de nous isoler sans sortir.
Hikikomori, c’est autre chose. Ça n’est pas une injonction qui vient de l’extérieur, c’est quelque chose d’intérieur. Je dirais que Molly Norris a été soumise à l’injonction de se confiner, alors que Niels, par exemple, y a été contraint par des raisons inconscientes.
Dans tous les cas, la juste posture, je pense, dans la vie, et à laquelle parviennent Susie, Niels, et tous les protagonistes, c’est de sortir de soi, de sa névrose, de sa prison, pour aller vers l’autre. Il faudrait vivre à l’extérieur de soi, au bord des larmes : ce vers magnifique de René Char, je le reprends dans mon livre. Ce devrait être un mantra. Vivre à l’extérieur de soi au bord des larmes, ça signifie à la fois être relié à ses émotions et ne pas en être la proie. Cela signifie, pour un artiste ou un romancier, se nourrir de soi tout en allant vers l’autre ; passer de l’intime à l’universel. Se situer sur le pont, entre les deux, entre Hestia et Hermès, là où la rencontre avec l’autre est possible. Là où l’art est possible. 

Propos recueillis par Brigit Bontour

Sophie Carquain, Juste à côté de moi, Éditions Charleston

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