Picasso, le revers de la toile

D’un absolu à l’autre, sans concessions, sans phase intermédiaire, de l’adoration à la haine, l’une et l’autre totales, radicales. Sophie Chauveau dès le seuil de son ouvrage, prévient le lecteur. Si elle a aimé passionnément Picasso qui lui a donné son entendement de la peinture, en découvrant au fil des années et de ses recherches sur la réalité connue de l’artiste la vérité cachée de l’homme, elle le voit désormais comme son ennemi radical et définitif. Désacralisation de l’idole, mise à nu de la statue, pas de quartier pour le géant de l’art du XXe siècle, elle veut comprendre de l’intérieur l’ogre Picasso.

Pour cela, à juste titre, partir des racines. Point de départ, l’enfance andalouse du petit Pablo, analysée à la lumière d’une Espagne terriblement catholique et de la vie d’une famille enfermée dans ses rituels, la lumière du sud, la mort côtoyant la vie, la corrida comme spectacle permanent, le désir irrépressible de dessiner, la mémoire prodigieuse de l’enfant roi adulé par les femmes qui l’entourent. Puis arrivent les étapes gagnées par ce Rastignac catalan qui, après Barcelone commence vraiment son odyssée à Paris. Les périodes se succèdent, comme les femmes. Picasso multiplie les expériences artistiques, il essaie tout, huile, fusain, mine de plomb, plâtre, il transforme tout, il domine tout. Dans son sillage, entraînée par son énergie, la nébuleuse des amis et des relations. Vite célèbre, le moindre fait le concernant est relaté par la presse. En dehors des femmes, nombreuses, qui sont du premier cercle, beaucoup de noms gravitent autour de l’astre et constituent le deuxième. La galerie des portraits dressés montre que l’auteure connaît les ressorts cachés et les ambitions avouées de Picasso et de que ceux que le patron aimante.  

Près de quinze années de travail. Sophie Chauveau connaît toute la vie de Picasso, dans ses détails jusqu’aux plus intimes, révélant des faits oubliés ou ignorés. Chaque page est un jugement implacable, un balancement parfait entre admiration pour l’artiste et détestation pour l’homme, entre l’universalité du premier et la mesquinerie du second, entre cette unique et inépuisable capacité de création esthétique qui le transporte et séduit le monde et l’incroyable appétit de domination qui annule les existences des autres, entre ces élans de chaleur et cette espèce de cruauté froide et cynique jamais assouvie. L’œuvre ne compte guère ici, les quelques toiles citées ne servant que de repère dans l’itinéraire du mâle, de l’icône, de la vedette, du bébé capricieux. C’est moins le génie du créateur qui a pourtant exécuté des tableaux touchants, lumineux et lyriques que sont par exemple Les Bateleurs (1905), Deux femmes courant sur la plage (1922) et La Flûte de Pan (1923) signés par un peintre joyeux, farceur, jouant de la trompette, au visage bon et rond photographié par David Douglas Duncan (1957) que l’autre versant du sombre, âpre, capricieux dominateur, prédateur qu’est Picasso.

Sophie Chauveau est engagée dans le combat féministe. Elle juge Picasso sur ce terrain. Lecture dure. Pour rendre vivant le revers de la toile, elle use d’un style percutant, rapide, saccadé, forçant parfois le trait pour en épaisseur la noirceur, elle charge sans merci, ne pardonne rien, n’oublie rien, reconnaît que s’il y a chez Picasso une élégance machiste, elle côtoie une solitude abyssale et une angoisse que ses pulsions accroissent. Certes il ne faut pas méconnaître la grande part d’ombre qui prévaut chez tant d’autres artistes, mais on peut vouloir l’oublier quand on regarde seulement la beauté, l’originalité ou la profondeur de leurs œuvres. Il est permis de vouloir voir celles de Picasso sous ce seul angle.  

 

Dominique Vergnon

 

Sophie Chauveau, Picasso, le Minotaure, Folio octobre 2020, 624 p.-, 9,70 euros

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