Entre les lignes de Sophie Surrullo : Dans la mêlée du rugby pro

Qui n'est jamais, au hasard d'un "zapping", tombé sur la retransmission télévisée d'un match de rugby ? Et qui, captivé, n'a suivi jusqu'au bout la partie, en dépit de règles du jeu dont la complication défie l'entendement, en dépit de la méconnaissance de l'enjeu et des équipes en présence ? C'est qu'il y a une magie du rugby. Une incontestable fascination à laquelle même un profane ne saurait demeurer étranger.

 

À ce "sport de voyous pratiqué par des gentlemen", selon la formule bien connue, des écrivains ont donné ses lettres de noblesse. Antoine Blondin, Kléber Haedens, Denis Lalanne, autant de noms qui viennent spontanément sous la plume. Ils se firent les chantres d'un jeu qui, né en Angleterre, a gagné la terre entière et conquis ses deux hémisphères. Les aèdes inspirés d'épopées à répétition qui avaient nom Tournoi des cinq Nations ou finale du Championnat de France. Des combattants, ils exaltaient la vaillance et le courage. La passion. L'altruisme et l'esprit de camaraderie. Ils chantaient les troisièmes mi-temps où se réconciliaient, au cours de bacchanales communes, ceux qui s'étaient allègrement entredéchirés quatre-vingts minutes durant.

 

Tout cela appartient à un passé révolu. À un temps où l'amateurisme, fût-il quelque peu marron, conférait à ce sport, et à l'inverse du football, une image de pureté, ou de gratuité - dans le sens que l'on donne à un acte gratuit. On s'y battait pour l'honneur et pour la gloire. Pour le prestige du maillot et, partant, du terroir. On y forgeait son caractère. Autant dire qu'à notre époque de mondialisation éperdue, d'indifférenciation prônée comme une valeur phare, ces notions sont plus qu'obsolètes : inconcevables.

 

Que s'est-il donc passé ? Tout simplement, l'apparition du professionnalisme, décrété par l'International Rugby Board en 1995. Conséquence immédiate, à l'instar de leurs collègues adeptes du ballon rond, les joueurs se sont mués en mercenaires, soucieux avant tout de faire carrière, prompts à se vendre au plus offrant. À privilégier la réussite individuelle sur celle de leur club. Un changement d'optique radical. Le résultat de l'intrusion de "l'argent qui corrompt", comme disait un illustre personnage qui avait de la chose une connaissance précise.

 

Le rugby pro est-il en train de perdre son âme ? C'est la question que pose en manchette le livre de Sophie Surrullo, et elle porte en elle-même une réponse implicite. Pourtant, les choses ne sont pas si simples et il était bon de faire le point. Ce à quoi s'emploie avec sérieux l'auteur de ce livre d'entretiens. Elle a recueilli les témoignages de spécialistes, quinze au total, rugby oblige, tous pratiquants ou entraîneurs. Tous mêlés de près au monde de "ce qui n'est évidemment pas un simple jeu, donc pas un simple sport [mais] une culture" -  la phrase est de Serge Simon.

 

On y retrouve donc, non sans un certain attendrissement, le témoignage des anciens, Pierre Villepreux, Pierre Albaladéjo. Celui de Pierre Berbizier, Serge Simon, Guy Novès. Des plus jeunes, joueurs en activité, Dimitri Yachvili, Maxime Médard. Et même des femmes, Carole Durand-Laurier, Nathalie Amiel, Marie-Alice Yahé - car le beau sexe compte aussi de ferventes adeptes.

 

Toutes générations confondues, ils s'accordent sur un point : le professionnalisme a radicalement changé la donne. Qu'il s'agisse du pouvoir des médias, des relations entre la Ligue et la Fédération, de la pression du résultat, du financement des clubs, de la qualité du jeu, de l'éthique, tous conviennent, avec des nuances, que des interrogations subsistent, et des craintes sur la pérennité d'un sport à la spécificité bien établie.

 

Inutile de chercher dans cet ouvrage une once de littérature. Il est écrit à la diable - et, du reste, le propos de son auteur, ou plutôt de ses auteurs, puisqu'il s'agit de la transcription d'entretiens, n'était sans doute pas de faire oeuvre d'écrivain. Mais, telle qu'elle est, avec ses maladresses, cette plongée dans les arcanes du rugby ne manque pas de retenir l'attention. Et même de toucher, par la sincérité et, risquons le mot, la ferveur de ces sportifs voués corps et âme à leur passion. Car c'est bien d'âme qu'il s'agit. Si bien que le propos peut être étendu aux dimensions d'une civilisation tout entière, et, par là, intéresser, au-delà du cercle des aficionados, bien des lecteurs curieux d'un diagnostic sociologique sur l'un des maux de notre temps.

 

Jacques Aboucaya

 

Sophie Surrullo, Entre les lignes. Rencontres, Éditions du Rocher, mars 2013, 277 pages, 18 €

3 commentaires

Manifestement, votre critique laisse à penser que le contenu, l'intention et la portée de mon livre vous ont plu. Preuve en est, si besoin en était : vous l'avez choisi parmi une myriade d'autres livres pour prendre ici, dans ce "salon littéraire" on line, votre plus belle plume et faire ainsi parler de vous.  Merci donc pour cet intérêt, j'en suis ravie, parce que c'était là sa seule ambition... "A la diable", que diable ! Dommage que vous n'ayez pas su en apprécier son style dynamique, vivant, simple, ovale, comme le rugby, sans aucune autre ambition en effet (et surtout pas littéraire, au sens où vous l'entendez) que de servir son sujet et les propos de ces figures de l'Ovalie que j'ai rencontrées. Entre les lignes est un livre de terrain (et non de salon), grand public (non réservé à une élite d'intellectuels, à l'instar de votre "Eloge de la trahison"), passionné, plein d'humanité, qui a choisi de mettre à la portée de tous, une réflexion sur un sujet d'actualité (et de société) complexe et, de l'avis de spécialistes, ambitieux. Votre critique a le mérite de remettre au goût du jour une autre réflexion : celle qu'avait, notamment, entrepris de mener Jean-Paul Sartre dans son excellent essai : "Qu'est-ce que la littérature ?"  Cordialement, Sophie Surrullo

Chère Sophie Surrullo,

Votre intervention appelle plusieurs commentaires :

1 - Détrompez-vous, mes critiques n'ont pas pour objet de "faire parler de moi" (?), mais d'informer mes lecteurs, tout simplement.

2 - Vous n'avez pas apprécié "à la diable" : dans mon esprit, cela signifie que votre... essai (pardon !) fait peu de cas du style et vise à l'efficacité. Et puis quoi, il est de bons petits diables !

3 - Vous parlez de votre livre avec lyrisme et enthousiasme. Que de qualités vous lui attribuez ! Et quel dommage que les auteurs ne soient pas plus souvent les commentateurs de leurs propres œuvres ! Le circuit s'en trouverait simplifié et le dithyrambe fleurirait en abondance...

4 - Dommage que vous n'évitiez pas les poncifs, comme celui qui consiste à opposer "intellectuels" et "grand public", "terrain" et "salon". Fausse querelle. Et que vient faire Sartre dans tout cela ?

Sans rancune, bien sûr.

En toute sympathie,

J.A.

Entièrement d'accord avec vous Jacques, mais reconnaissons à Sophie Surrullo le (rare) mérite de la franchise et de la droiture d’esprit, à une époque où la plupart des auteurs (mal) critiqués, se faisant passer pour un lecteur ordinaire, se cachent derrière un pseudo pour écrire – ici comme ailleurs – tout le bien qu’ils pensent du livre et tout le mal qu’ils pensent du vilain critique…