Weidermann : Comme à Ostende et comme nulle part ailleurs…

                   

Il ne donnait pas sur le Boulevard Saint-Germain et la taverne Lipp, le Café de Flore à la terrasse duquel s’attablait, en cet été 1936, la fine fleur de l’émigration intellectuelle d’Europe centrale – plutôt sur un tableau de James Ensor. Des cabines de bain, des plages de sable fin, la Mer du Nord joyeuse et terne à la fois. Ostende… Une ville bordée de résidences luxueuses de style néo-classique ou Art Nouveau, d’un casino monumental, de thermes, de restaurants chics, pour ce que Léopold II, souverain jamais à une démesure près, voulait l’une de ses stations de plaisir. Un monde englouti qui, une fois dévisagé par les bombardements américains en 1944, laisserait place à une architecture davantage destinée à l’accueil du tourisme de masse.

Qui croit bon de rappeler que, l’année des premiers congés payés en France, la principale ville côtière belge allait devenir le point de convergence de grandes figures littéraires fuyant le nazisme, à cause de leurs origines, de leurs opinions, et souvent des deux en même temps ? Il fallait pour cela le regard d’un écrivain allemand inscrit dans la tradition de W.G. Seebald, mettant en branle une nostalgie (du vécu comme du non-vécu) inscrite dans un lieu chargé de sens parce qu’investi de mémoire.

 L’immense Stefan Zweig est bien entendu le pilier central de l’ouvrage. Lorsqu’il s’installe à la Maison Floréal, ce n’est pas la première fois qu’il foule le sol de la Petite Belgique. Quelque vingt ans auparavant, dans un pays à la neutralité violée par les effets du Plan Schlieffen, Zweig y rencontrait un poète majeur à qui il allait consacrer une substantielle monographie, Émile Verhaeren. Il revient maintenant dans une période de précarité littéraire et affective, oscillant entre deux éditeurs, deux femmes et deux continents, lui qui quitte l’Autriche avec l’idée de gagner l’Amérique du Sud. Ostende sera à ce titre l’un des quelques points de passage nodaux de son existence.

Voici que l'errant Joseph Roth, au bout du rouleau, débarque à son tour. Oui, vous avez bien lu : les auteurs d’Amok et de La Marche de Radetzky se retrouvent dans une ville qui n’est ni Paris ni Vienne. Ils partagent leurs repas à l’enseigne italienne d’Almondo, jouent des parties d’échecs, échangent tard dans les cafés (où Roth ne boit que du lait, pour complaire à son aîné qui le tance sur son alcoolisme rongeant). Ils fréquentent aussi toute une société d’exilés, de réfugiés, à demeure ou en transit, tels Arthur Koestler, qui ne brûle que d’aller régler son compte au Général Franco ; Toller, le dramaturge le plus populaire de la République de Weimar… Et puis la jeune, la belle, la libre Irmgard Keun, qui a laissé derrière elle son mari, son amant et plus globalement la moisissure mentale entière d’un pays dans lequel elle ne se reconnaît plus. Au terme d’un séjour à Bruxelles auprès de l’écrivain Hermann Kesten, elle pousse jusqu’à Ostende et s’installe à durée indéterminée à l’Hôtel de la Couronne. La rencontre avec Roth est fulgurante. Un ardent dialogue de peaux et d’âmes s’enflamme, dès la première entrevue, entre ces deux fortes personnalités, qui n’en sortiront d’ailleurs pas indemnes une fois séparées.

Dans ce livre émaillé d’épisodes forts (dont, parmi les plus émouvants, les relectures mutuelles de Zweig et Roth), Volker Weidermann a fait davantage que de restituer une époque, une atmosphère, une « dynamique de groupe » comme diraient les sociologues. Il est parvenu à retisser les liens invisibles entre les destinées, à les prolonger loin dans l’avant et dans l’après de leur entrelacement, à les rendre dans leur plus intense, et parfois douloureuse, coprésence. En cela, il n’a pas fait œuvre d’essayiste, mais d’écrivain. Et Ostende 1936 ne relève pas de l’histoire littéraire, mais bien de la littérature même.

Frédéric SAENEN

Volker Weidermann, Ostende 1936, Traduit de l'allemand par Frédéric Joly, Éditions Piranha, 160 pp., 16 €.

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