LES UNS ET LES AUTRES : Hugo par Butor. Baudelaire par Gérard Macé. Tolstoï par Stefan Zweig.

Quand un auteur rencontre un autre auteur, qu’est-ce qu’il(s) se raconte(nt) ? Des histoires d’auteurs, bien sûr. Mais c’est là tout l’intérêt de la chose.

Nous avons déjà rendu compte il y a quelque temps de certains titres de la collection « Les Auteurs de ma vie » chez Buchet-Chastel. La spécificité de cette collection est de proposer, sur des écrivains, des monographies elles-mêmes écrites par des écrivains, mais, passé ce principe, il reste a priori bien peu de place pour la fantaisie, étant donné les limites imposées par le « format » : une introduction générale d’une cinquantaine de pages, puis une anthologie de cent cinquante pages environ. La routine, pour ainsi dire. (D’autres éditeurs, que ce soit Seghers, le Seuil ou les PUF, ne se sont d’ailleurs pas privés de publier nombre d’ouvrages observant le même schéma, à ceci près qu’ils sont écrits par des critiques.)

Nous savons cependant que l’art se nourrit de contraintes et il est intéressant de voir comment, justement, chaque auteur s’acquitte à sa manière du cahier des charges. Le Hugo de Michel Butor est, sauf erreur, le dernier ouvrage composé par celui-ci avant sa mort il y a quelques mois. Estimant sans doute que l’Hugocéan était bien trop vaste pour être contenu dans une cinquantaine de pages, Butor n’a pas craint d’introduire une « modification » dans le programme : point d’introduction générale, mais une introduction particulière pour chaque texte de son anthologie. Parti-pris justifié, pour ne pas dire judicieux : les superproductions hugoliennes étaient souvent d’une ampleur telle qu’Hugo « coupait au montage », entre autres pour Les Misérables. Butor a ainsi pu ressortir, sinon des inédits, du moins des « méconnus », dont un texte vertigineux sur Molière. On s’en doute, Hugo fait autant, dans cette page, son propre portrait que celui de l’auteur du Bourgeois gentilhomme, mais ses formules n’en sont pas moins saisissantes de vérité. Ne savons-nous pas en effet, grâce à Proust, que l’histoire de la littérature ne se compose pas d’une série d’écrivains, mais se résume à un seul et unique écrivain dont chaque écrivain est à sa façon la réincarnation ? Cette unicité n’empêche pas la diversité : on sait que Stendhal reprochait à Molière son immoralité, la morale du « juste milieu » si chère à ses Philinte étant celle du conformisme et excluant donc toute sincérité ; Molière vu par Hugo prend au contraire des allures de révolutionnaire : le vrai Molière serait tout autant dans ses farces que dans ses « grandes pièces », les premières étant loin d’être aussi caricaturales qu’on veut bien le penser.

Nettement plus maigre que celui des œuvres de Hugo, le corpus des textes baudelairiens laisse évidemment moins de marge pour l’exploration et la découverte. Va-t-on reprocher à Gérard Macé d’avoir inclus dans son anthologie « L’Albatros », « Une charogne » ou « Correspondances » ? Pôs gar ou ? comme on dit chez Platon. Ou, comme on dit chez Schweppes, what did you expect ? Quant à son introduction, elle rappelle peut-être certaines évidences, mais ce sont des évidences qu’il est bon de rappeler, tant l’esprit frondeur des Gaulois a tendance à les oublier. Non, Baudelaire ne se moquait pas de la morale comme de sa première chemise. Simplement, il accordait à la poésie une valeur tellement totalisante que la morale était incluse dans la poésie. Oui, Baudelaire était du côté de la modernité, mais encore faut-il bien s’entendre sur le sens de ce terme. S’il défendait Delacroix, comme on ne manque jamais de le répéter, il appréciait aussi certains aspects d’Ingres, peintre extrêmement subversif sous ses allures académiques. En fait, pour le fleuriste du mal, la modernité se trouve là où on sait la voir, qu’elle soit chez Poe ou, deux ou trois siècles plus tôt, chez les poètes baroques. On regrettera peut-être dans la présentation de Gérard Macé un certain flou à propos de l’attitude de Baudelaire à l’égard des pauvres. Il conviendrait de préciser que, si — en particulier dans ses Poèmes en prose — celui-ci méprise les pauvres, ce n’est pas parce qu’ils sont pauvres, mais parce que, marxiste avant la lettre, il leur reproche d’avoir, dans leur pauvreté, des aspirations qui sont exactement les mêmes que celles des bourgeois.

Publié pour la première fois en 1939 et très vite interdit, comme il se doit, par le régime nazi, le Tolstoï de Stefan Zweig est évidemment une réédition, mais il n’a rien perdu de son actualité. Dans la première partie, Zweig, au lieu de proposer un survol de toute la carrière de Tolstoï, se concentre sur un moment de crise, celui où, frappé par la foi, le romancier décide de cesser d’écrire, parce que religion et littérature lui apparaissent désormais comme deux termes incompatibles. Cette « cessation d’activité » va, à vrai dire, et non sans un certain paradoxe, dans le sens de certains textes qu’il a pu écrire : « Les hommes ont fait fausse route et ils en souffrent, peut-on lire dans une de ses Trois paraboles. Il semblerait que le premier et principal emploi qu’ils devraient tenter de leur énergie, ce serait, non pas d’accélérer le mouvement qui nous a entraînés dans la pitoyable situation où nous sommes tombés, mais de l’interrompre. »

Une lettre de Tourgueniev va contribuer à faire revenir Tolstoï sur sa décision. Tourgueniev est malheureusement mort trop tôt pour voir que son intervention avait été efficace et Zweig, comme on sait, décida de mettre un terme à « l’insanité de l’existence » en se suicidant, mais, si tout cela n’est pas d’une folle gaieté, Tolstoï, Tourgueniev et Zweig sont tous trois toujours là pour affirmer le rôle premier de la littérature, qui est d’être une conscience. Un outil de réflexion et de mouvement tout à la fois.

FAL

Michel Butor, Hugo.

Gérard Macé, Baudelaire.

Stefan Zweig, Tolstoï.

Buchet-Chastel, Les Auteurs de ma vie. Chaque volume, 12€.  

(Signalons, puisque nous parlons ici de Zweig, que son Verlaine, dont nous avons précédemment rendu compte, vient d’être réédité dans Le Livre de Poche.)

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